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Cafés Philos et Nouvelles Pratiques Philosophiques
Penser par soi-même

Les citoyens de seconde zone

Ceux qui n'ont pas le droit de penser

Les citoyens de seconde zone

Intellectualisme, hermétisme et fracture intellectuelle.

Les Nouvelles Pratiques Philosophiques n'ont pas émergé par hasard. Elles sont nées d'une carence qui s'est développée au sein de la philosophie occidentale.
En prenant la voie du "cogito" cartésien, la pensée occidentale s'est fortement intellectualisée.
Descartes espérait pourtant sortir la philosophie de la scolastique. La Méthode universelle entrevue dans un rêve, les évidences claires et distinctes fondées sur un « bon sens » partagé par tous, sa volonté d’écrire en français plutôt qu’en latin font de Descartes un héros populaire.  
Malheureusement, le cartésianisme s‘est enfermé dans une logique purement discursive. C’est cette logique analytique hyper intellectuelle qui, tout en fondant pour une part, la méthode d’investigation de la science moderne, allait, à nouveau, emprisonner la philosophie dans un académisme qui n‘a rien à envier à la scolastique. 
A l'inverse et en réaction au cartésianisme, la pensée anglo-saxonne s'embourbait dans une démarche empiriste en
"dés-intellectualisant" l'esprit, pour le subordonner aux sens et à l'expérience. Ces deux pensées, ne sont que les deux extrémités d'un même bâton.  si le cartésianisme est responsable de l'élitisme intellectuel, l‘empirisme est au fondement du pragmatisme qui soutient l’idéologie néo libérale et le techno scientisme. Ces types de pensée, angoissées, hyper « rationalisantes », fondées sur le pouvoir et le contrôle du vivant sont à l’origine du développement des sciences de la gestion sociale telles que la psychologie sociale béhavioriste et comportementale, le cognitivisme, la PNL, le management, le marketing... Le contrôle du vivant implique également celui des populations.
Pour ne parler que de la France, je dirais que ce pays est gouverné, d’un côté, par une sorte d'oligarchie politique de droite ou de gauche, sortie de la fabrique des Grandes Écoles, et de l'autre, il est aux mains d’une caste financière qui met à son service, les technocrates et les scientistes. Tout « ce petit monde » semble s'entendre pour réduire le peuple à une masse informe de consommateurs, privés de leur réflexion et par voie de conséquence, de leur citoyenneté. La société médiatique qui met sur le devant de la scène une cohorte de spécialistes et « d’éditocrates », nous fournit, quant à elle, « le prêt à penser » qui exclue le peuple des débats.
Existe-il encore une société civile ?
En tous les cas, il est clair qu'une grande partie des quartiers populaires sont exclus de la vie intellectuelle, du débat national et bien entendu, des décisions. Nous assistons au développement d’une éducation à deux vitesses : une pour les nantis dans les écoles privées et une autre pour les plus pauvres, dans les quartiers populaires où l’école ressemble de plus en plus à une garderie. Dans ce dernier cas, les enseignants se retrouvent face à des élèves, issus majoritairement de l’immigration, que personne n’a vraiment voulu intégrer. Ces élèves, se sentant délaissés et ne croyant plus au valeurs du triptyque républicain, sont en retour de plus en plus ingérables. La révolte et la violence sont à fleur de peau.
J’enseigne les Nouvelles Pratiques Philosophiques dans différents lycées professionnels ou polyvalents du 93, pour la Mission Générale d’Insertion de L’Éducation Nationale, depuis une dizaine d’années. Cet enseignement est considéré comme une matière à part entière. Les élèves ont deux heures de philosophie pratique hebdomadaire, ils sont évalués et leurs notes figurent sur le bulletin scolaire comme pour les autres disciplines. Les classes dont j’ai la charge, sont constitués d’élèves décrocheurs, en difficulté scolaire et souvent sociales. C’est à ma connaissance une expérience unique dans les Nouvelles Pratiques philosophiques.
Autant dire que je suis bien placé pour témoigner de la dégradation de l'éducation dans les quartiers populaires. A titre d’exemple, cette année dans un des lycées où je travaille, certains professeurs ont été menacés par des machettes. Ces menaces n’émanaient pas de mes élèves, mais de classes bien établies dans le cursus habituel.
Le développement de la pensée occidentale fait clairement apparaître une fracture, qui ne se réduit pas à son aspect économique et social, mais a sa profondeur dans la vie spirituelle même du peuple français. Il y a bien longtemps que,  dans notre pays, la classe intellectuel s'est coupé d’un peuple massifié qui n'a plus d'autre choix, que les réactions politiques les plus grégaires ou les émeutes aveugles dans les quartiers. L'explosion sociale est très proche. Il s'ensuivra une répression d'une brutalité telle, que nous n'aurons plus d'illusion à nous faire sur la réalité de la démocratie.
C'est bien dans ce divorce entre, la raison naturelle, populaire, chère à la pensée humaniste, aux philosophes des Lumières d'un côté, et de l'autre, le développement d’un logique purement intellectuelle ou au contraire, appauvrie par l’empirisme et le techno scientisme, que les Nouvelles Pratiques Philosophiques se sont développées. Mais encore faut-il que celles-ci assument leurs identités, trouvent leur unité et conquièrent leur popularité, tout en se défiant du populisme. Ce qui est, comme nous allons le voir, bien
loin d'être acquis.
 
Le retour aux sources

Pour effectuer ce travail, la nécessité d’un retour aux sources de la philosophie occidentale est incontournable. La philosophie a besoin de ce renouvellement, si elle ne veut pas mourir. Il y va du socle spirituel des valeurs mêmes de la Modernité, (Individualisme philosophique, humanisme, République, Démocratie, Laïcité, droit de l’homme,...)
Ce retour aux sources ne peut se faire sans revenir au personnage emblématique de Socrate. On peut toujours contester le « socratisme » mais qui peut nier l'importance archétypale de Socrate ? Il me semble difficile de contester sur le plan historique l’influence qu’il a exercée sur les diverses écoles philosophiques grecques et sur la pensée occidentale en générale.
Pourtant Socrate n’a lui-même crée aucune école. Il n'a jamais rien écrit et n'a jamais eu la prétention d’avoir une vision du monde.
Socrate n’était pas un enseignant et ne s’affichait pas comme un érudit. Il déclarait ne rien savoir et n’avoir rien à apprendre à personne. Il prétendait ne révéler rien de plus que ce les gens ne connaissaient déjà. Il était sur l'Agora, pieds nus et portait toujours le même manteau. Sa manière d'être et de s'habiller en dit déjà long sur le personnage. C'est à partir de cette noblesse de la pauvreté qu'Antisthène et Diogène développèrent la Philosophie Cynique.
Toutefois Socrate n’a eu de cesse de confondre les sophistes qui descendaient dans l'Agora pour faire leur publicité et remplir leurs écoles. Les sophistes enseignaient aux élites de la société athénienne. Ils étaient, pour certains d’entre eux, des notables et représentaient les institutions éducatives d'Athènes. On ne se permet pas d'interroger le savoir institutionnel des notables et ce, à toutes les époques. Qui oserait remettre en question le savoir des spécialistes ? Socrate, lui, se le permettait. Cette "grandeur d'âme", cette liberté d'esprit qui dépasse les plus grands, nous la retrouverons chez Diogène qui reprochera à Alexandre de lui  faire de l'ombre. S'ils sont puissants dans leurs spécialités, face à la vie et à la mort, les spécialistes ne sont que des petits enfants. Leurs "savoirs" font partie des ombres de la caverne, pour reprendre l'allégorie de Platon. Le non-savoir de Socrate était un véritable trou noir qui mettait en abîme tout le savoir institutionnel athénien. Diogène ira plus loin en développant l’idée de "falsification de la culture".
Nos interprétations de la pensée socratique sont souvent d'une tiédeur déconcertante. Nous n’en prenons que rarement la  mesure. Et pour cause car, l'aspect révolutionnaire de cette pensée heurte nos esprits consuméristes, donc conformistes. N'oublions que Socrate a été condamné à mort, accusé de pervertir la jeunesse, ces jeunes adolescents qui constituaient les forces vive de la cité athénienne. Il y avait de quoi effrayer les pouvoirs et les élites en place. Mais il y a pire encore. Dans le “Ménon”, Platon nous parle d’un Socrate dialoguant avec un esclave. Pour comprendre, il nous faut bien imaginer le contexte de l‘époque. Un esclave n’est rien à Athènes. Il n’a pas le droit au savoir. Donner le savoir à un esclave revenait à lui donner le pouvoir d’émancipation, dont il pouvait se servir pour renverser la cité athénienne. Socrate dialogue avec un esclave d’égal à égal, et qui plus est, démontre que cet esclave est capable de penser par lui-même. C’est un acte révolutionnaire des plus choquants. Socrate démontre aussi que, non seulement le savoir institutionnel n’est pas toujours fondé mais, il fait, en plus, apparaître que le savoir d’un ignorant, dès l’instant qu’il pense par lui-même, est plus authentique.
En fait, Socrate reprochait aux spécialistes de son époque la complication qu’ils introduisaient dans le savoir et la confusion qu’ils opéraient dans la connaissance dans le but d’obscurcir les esprits simples et prendre le pouvoir sur le peuple. Socrate est exactement dans la même démarche révolutionnaire qu’un Jésus de Nazareth, lorsque celui-ci reproche aux pharisiens, gardiens du temple du savoir juif, de cacher la connaissance aux plus petits.
On peut, sans conteste, voir dans la figure héroïque de Socrate l’un des germes de la modernité qui veut que chaque homme, quelle que soit sa condition, soit éduqué à penser par lui-même afin de devenir un véritable citoyen. Sans cette condition préalable, inutile de nous parler de démocratie, de droits de l’homme, de liberté, d’égalité, de fraternité... L’éducation est au fondement d’une société démocratique. La  philosophie qui avait été désignée pour cette tâche, afin de réaliser les idéaux de la Révolution Française, a été complètement détournée de ses objectifs.

Des citoyens de seconde zone
 

En qualité de Philosophe-Praticien, je tente d’introduire la philosophie au cœur de l’Éducation Populaire (bibliothèques, médiathèques, débats philosophiques organisés dans les cafés, foyers de jeunes travailleurs, associations...). Étant sur le terrain, je reçois le témoignage des gens sur la manière dont ils ont vécu la philosophie en terminale générale. Il serait bon que les professeurs de philosophie descendent dans l’Agora, pour constater les résultats de leur enseignement. Si certaines personnes, du temps où elles étaient élève, ont bénéficié d’un bon professeur de philosophie, pour beaucoup d’autres, cette matière a été rébarbative, complètement hermétique et inutile. Comment est-on arrivé à faire de la quête de la “sagesse”, une discipline vide et creuse et de l’ami des “sages”, un pauvre autiste intellectuel incapable de s’adresser au commun des mortels ?
Si à l‘origine, la philosophie a été introduite dans le secondaire, pour développer l’esprit critique des jeunes citoyens, visiblement les responsables de l’Éducation Nationale n’ont pas pensé un instant que cette discipline était indispensable dans les lycées professionnels. Une bonne partie des jeunes des quartiers populaires fréquentent ces lycées et les formations qui y sont dispensées concernent une part importante de la population française. Estime-t-on dans ce pays que les travailleurs et les employés n’ont pas besoins de réfléchir, de se questionner, de développer leur esprit critique ? Si oui pourquoi ? Sont-ils considérés comme des citoyens de seconde zone ?
Somme toute,  leur demande-t-on de voter pour des idées philosophiques et politiques ou pour des personnages politiques, “people”, préfabriqués, par une ingénierie sociale, spécialisée dans les sciences de la manipulation ? Dans ce cas, il nous faut bien en convenir : nous sommes dans une démocratie de façade, un totalitarisme qui ne veut pas dire son nom.
Face à cette situation étonnante, les réponses des décideurs politiques sont toutes trouvées : “Ne nous plaignons pas ! Nous sommes l’un des rares pays à enseigner la philosophie dans le secondaire.” Après cela, que peut-on ajouter ?

La mort de la Philosophie ?

Plus généralement, nous devons nous poser la question
suivante : que devient la philosophie dans notre société aujourd’hui ?
Certes, les philosophes comme Socrate, les humanistes ou les penseurs des Lumières partageaient les mots d’ordre de Diderot : “Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire”.
Cependant, il faut en convenir, cet objectif est en passe d’être un vœux pieu.
Après avoir été l’impulsion des sciences exactes, de la psychologie et des sciences humaines, par le biais des méthodes de réflexion et d’introspection ( Socrate pour le « Connais-toi toi même », Descartes pour l’analyse et Bacon pour l’induction et l’expérimentation), la Philosophie a été peu à peu dépossédée de ses prérogatives par les scientiste et les « psychologistes ».
Les deux guerres mondiales et la Shoa minèrent notre prétention à la “raison”, puisque la rationalité pouvait être utilisée pour le pire. La philosophie occidentale moderne en perdit son illusion du sujet cartésien.
Elle tenta bien par la suite de devenir la conscience éthique des Sciences mais, les chercheurs, de plus en plus inféodés aux grands groupes financiers et la recherche s’étant effacée au profit du techno scientisme, la philosophie devint « un chien dans un jeu de quille ».
La philosophie tenta également, à travers la  philosophie analytique, de devenir la gardienne de l’ordre logique dans le langage, avant d’être remise à l’ordre par Wittgenstein.
Ayant été pourtant renvoyée par Marx sur les lunes métaphysiques, à cause de son incapacité, supposée, à agir, la philosophie se rêva toutefois au fondement des “Grands Soirs”. et tenta, sous l’impulsion de Sartre de s’incarner à gauche. La répression soviétique des révoltes qui éclatèrent dans sa zone d’influence et l’échec de Sartre dans sa tentative de concilier les intellectuels et les ouvriers de chez Renault en 1970, mirent un coup d’arrêt à ses ambitions politiques.
Les “nouveaux philosophes”, ex maoïstes, tournèrent leurs vestes, diabolisèrent le marxisme et devinrent les ardents défenseurs de causes lointaines, de préférence celles exposées à la lumière des caméras. Faisant le jeu du néolibéralisme, ils dévalorisèrent la dimension politique de la philosophie. Ils inventèrent, du même coup, le prototype médiatique du philosophe intello, commentateur de l’actualité, tout en se gardant bien d’interroger les fondements politiques de notre société, dérivants vers le libéralisme économique le plus barbare.
Si les grecs pratiquaient la philosophie pour se forger en tant qu’homme universel et comme citoyen, aujourd’hui on se forme en tant que technicien, technocrate, commercial ou financier. Celui (ou celle) qui investit ses études dans la Philosophie passe pour un fou ou un demeuré. Quel débouché cela peut-il lui offrir ?  
Au fond que reste-t-il à la philosophie occidentale ? Rien ! Elle n’est même plus ce qu’elle était pour les philosophes antiques : un art de vivre et de se sculpter soi-même. L'idée de transformation de soi, qui était au cœur de la philosophie antique, ayant disparu dans une pure abstraction intellectuelle, la philosophie occidentale a cédé la place aux "gri gri" du spiritualisme californien et a permis la régression et le retour des religieux les plus fanatiques.
Enseignée plutôt par tradition que par intérêt pédagogique véritable, l’utilité de la Philosophie sur le plan éducatif est sans cesse remise en question par les décideurs institutionnels, tandis que la masse consumériste et indifférenciée la considère comme une discipline extra terrestre…
Il n’est pas une discussion où l’on vous dit, en prenant des airs avisés : “Ah ! ça n’est pas de la  philosophie, mais de  la sociologie", "de la psychologie !” ou alors “C’est plutôt du domaine des sciences exactes", "des sciences humaines !” En bref, c’est une manière de vous dire que la Philosophie n’a plus sa place. Pauvre Aristote qui pensait qu’elle était la Science de toutes les sciences !
Il faut noter, toutefois, que dans les années 90, il y a eu un certain retour de la Philosophie. Cette philosophie se voulait populaire, sans pour autant rompre avec l’académisme. Elle se voulait être le retour d’une certaine idée de la vie tranquille des philosophes antiques, mais malheureusement à la manière des « bourgeois bohèmes », avec un idéal de tranquillité fondée sur le repli sur soi. Bref, rien à voir avec l’idéal de liberté et de simplicité des philosophes antiques.
Nietzsche avait-il raison ? La mort de dieu n' aurait-elle entraîné la mort de la philosophie ?

Un oubli des plus navrants

Mais quel est l'avenir de cette philosophie occidentale moribonde ?
Que peuvent apporter les Nouvelles Pratiques Philosophiques et quel chemin sont-elles en train de suivre ?
Plus que jamais, je me suis posé cette question lors du dernier Colloque international sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques en 2009. Ce Colloque a accordé un temps important à la Philosophie pour enfants  et à la philosophie en entreprise. Ils n’a été consacré qu’une heure, sur deux jours, au développement des Nouvelles Pratiques Philosophiques en lycée professionnel ou dans les dispositifs de re mobilisation d’élèves déscolarisés (voir le programme de 2009).
Nous avions proposé, en binôme avec la Fondation 93 qui développe des parcours pédagogiques et philosophiques avec les SEGPA depuis près de 20 ans, un  témoignage et un débat sur la crise éducative dans les quartiers. Nous comptions faire venir un sociologue et un responsable de l’Éducation nationale, mais devant cette minuscule heure accordée, nous avons préféré nous abstenir. C’est un peu dommage, car nous oublions que c’est grâce à la Fondation 93, organisatrice de notre premier colloque, que les autres ont lieu.
Le travail de la Fondation 93 et le fait que depuis une dizaine d’années, les Nouvelles Pratiques Philosophiques soient considérées comme une matière à part entière à la Mission
Générale d’Insertion de L’Éducation Nationale, est bien sûr une goutte d’eau, devant la crise dans les quartiers qui s’aggrave de jour en jour. Mais le déni de cette population, n’est certainement pas la meilleure réponse à apporter, car l’explosion n’est pas loin. Certains jeunes s’engagent dans des groupes terroristes. Le manque de transmission des valeurs modernes, portées depuis toujours par la philosophie, dans cette population, prépare le terrain des organisations islamistes extrémistes les plus dures. Quand on est pas sur le terrain, il est difficile de s’en rendre compte, mais je m’en aperçois avec mes élèves. Leur discours est toujours plus antisémite, homophone et sexiste. Un élève m’a dit cette année qu’il préférait la Charia à la démocratie et les autres ont tous gardé le silence.
Les initiatives, qui visent à faire réfléchir les adolescents des quartiers populaires, à apaiser leur frustration et leur violence, sont-elles moins importantes que tout le reste ? Ce public pose-t-il un problème au Comité d’organisation ?

La philosophie et le Marché

Profitant de ma position d'auditeur, pendant ce colloque de 2009 sur les Nouvelles Pratqiues Philosophiques, j'ai entendu des choses surprenantes, notamment dans certaines présentations concernant la philosophie en entreprise. Par exemple : “La philosophie est un produit comme les autres”. Allons-nous, une deuxième fois, faire boire la Ciguë à Socrate et laisser le champs libre aux "sophistes" ?
Cela ne serait pas étonnant, car après s'être enfermée dans une démarche purement institutionnelle, le mouvement de balancier ne peut que renvoyer la philosophie dans son extrême opposé : son marchandisage.
Certes, les jeux ne sont pas faits.
De plus, il est évident que le monde de l'entreprise a besoin de réflexion. Les catastrophes « managériales », les coups portés contre l'environnement et les dangers que cela représente pour l'espèce humaine, montrent bien l'état de décrépitude de la pensée dans le monde économique. La crise actuelle ne fait que corroborer ce fait. Les entreprises ont tout intérêt à mettre un peu de "sagesse" dans leur stratégie et les philosophes-praticiens peuvent sans doute les y aider, sans pour autant se laisser « acheter » en acceptant des compromis !…
Certes, un philosophe-praticien doit être rémunéré en exerçant sa discipline. La philosophie n’est pas un métier, mais le philosophe-praticien est un enseignant, un formateur, et un animateur socioculturel. Les professeurs de philosophie, eux,  sont bien rémunérés; Ils disposent d’un emploi à vie dans la fonction publique et personne ne trouve rien à y redire. Un psychanalyste fait payer ses consultations et la situation nous paraît des plus normales. Nous ne voyons pas pourquoi un Philosophe-Praticien ne vivrait pas de son savoir-faire. Le purisme financier et le mythe de la gratuité (pour certains) ne sont pas dans mon propos. D‘autant que les Nouvelles Pratiques Philosophiques se développent dans le sens d’un exercice libéral de la philosophie, et cela est une bonne chose. Ainsi la philosophie a l’avantage de pouvoir s’exercer en dehors des contraintes exercées par l’État.
Cependant, il ne faut tout de même pas confondre philosophie libérale et libéralisme économique. La philosophie et le marché ne font pas toujours bon ménage. Le risque est réel pour les Nouvelles Pratiques Philosophiques et la philosophie, si celle-ci a encore un souffle de vie. La loi d'action / réaction du balancier risque de nous entraîner de l'hyper intellectualisme philosophique et son esprit élitiste, à l'extrême opposé qui consiste à sombrer dans le populisme le plus vulgaire, celui des financiers, là où la philosophie se transforme en pure démagogie.

Prendre la pensée populaire à bras le corps

Si les Nouvelles Pratiques Philosophiques manquent leur cible, c'est tout simplement qu'elles ont peur de tenir le juste milieu. Quel est le juste milieu ? Revenons à Socrate.
Ce juste milieu est aussi au cœur de la cité. N’oublions pas que
Socrate a été accusé de pervertir la jeunesse athénienne. Ce n'est pas aux enfants ou aux riches athéniens que le philosophe s'adressait principalement, mais c’est aux jeunes adolescents grecs que son message était porté, aux forces vives de la cité. La pratique populaire de la philosophie doit prendre à bras le corps la pensée populaire. L'Agora n'est pas dans les maternelles ou les entreprises.
 Les Nouvelles Pratiques Philosophiques semblent rechercher la facilité ou la dimension purement lucrative. Elles ont du mal à s’inscrire dans un entre deux, qui fait peur, qui n’est pas confortable. C’est une tache aveugle qui se développe et qui commence à recouvrir une pratique, qui pourtant s’est estimée proche du peuple. Mais qui est donc ce peuple que l’on ne veut pas voir ? Ce n’est, certes, pas encore, les enfants. Ce n’est pas non plus le monde de l’entreprise, car nous le savons, pour qu’il y ait un peuple et non une masse, il faut une démocratie et une liberté de penser. Cette liberté de penser ne peut exister que dans une rupture avec la pensée unique et l’ordre établi. C’est le lieu même de la créativité. Sur le plan sociologique, ce lieux est populaire.
Ce peuple, il existe. Il est en rupture et il ne sait plus à quels saints se vouer. Il est mûr, il est prêt. Ce peuple est composé de tous ces jeunes métis, nous dirions « métèques » dans la Rome antique. Ces jeunes sont les enfants de la France, parce que nés en France, ne nous en déplaise.
Ces jeunes sont eux aussi les descendants d’esclaves, car comment peut-on appeler ces gens, qui parfois, loin de leur patrie, de leur famille, sont venus travailler en France, la construire, pour un salaire de misère et dans des conditions bien trop souvent indécentes.
Ces enfants, comme tous les enfants mal aimés, ne sont pas faciles. Ils manquent d’éducation. Ils sont en révolte et les premiers contacts qui s’établissent entre eux et le philosophe, ne sont pas, dans un premier temps, des plus agréables. Le philosophe tente de les faire réfléchir à travers une pédagogie qui ne peut être que frontale, parce que le questionnement philosophique est par nature radical. Il n’est pas question ici de se protéger derrière un cours tout fait. Il faut les interroger, les faire sortir d’eux mêmes, de leur apathie, caractéristique d’une adolescence paumée, perturbée et d’un mal être qui ne demande qu’à exploser. La venue du philosophe et de ses questions, suscite toujours, au début, une méfiance inévitable. Comment pourrait-il en être autrement chez des jeunes qui n’ont plus confiance dans les institutions ? “T’es qui toi, un flic, un psy ?” Oui, les débuts sont tendus et prennent pas mal d’énergie. Et pourtant, quelle joie de voir surgir cette intelligence vive, sauvage qui n’est pas encore polluée par ce formatage que l’on nomme abusivement “savoir”.
Quel bonheur de les voir évoluer, se transformer et grandir, sans pour autant rentrer dans le carcan de l’adulte obéissant, à qui l’on attribue abusivement l’adjectif de responsable. D’un seul coup, le flic ou le psy, avec « ses questions cheslou” qui “prennent la tête”, se transforme en “super prof”, finalement inclassable.
Un jour, l’un des chefs de file des Nouvelles Pratiques Philosophiques m’a d’ailleurs avoué, après une expérience difficile auprès de ce type d’élèves : “C’est trop dur, c’est pas mon truc”. C’est certain, la philosophie avec les enfants est tout de suite gratifiante.
C’est dommage car, s’il s’était donné la peine de continuer, il y aurait trouvé, peut être, le véritable sens de sa pratique, sans prétendre qu’elle puisse se limiter à cette population. Il aurait sans doute éprouvé cette joie d’entendre ces adolescents lui dire spontanément : “Hé m’sieur, vous nous faites grandir !”
C’est bien à cette population que sont destinées les Nouvelles Pratiques Philosophiques. C’est là que se cache les forces vives de notre société.
L’Extrême-orient exprime cela par le symbole du lotus. Cette belle fleur, symbole de la “sagesse”, pousse sur la boue. Aucune société ne se renouvelle par le haut. Les grandes civilisations se sont développées par les laissés pour compte et les enfants d’esclaves. D’ailleurs, la civilisation, n’est-ce pas la sortie hors de l’esclavage ?. C’est une chance pour la philosophie elle-même, car c’est ici qu’elle peut se renouveler et s‘épanouir. C’est dans ce lieu où s’entrecroisent toutes les civilisations, toutes les religions, toutes les cultures que peut véritablement émerger une “sagesse” authentiquement impartiale, laïque et partagée par tous, malgré nos différences. C’est ici que la philosophie peut retrouver sa pureté et sa simplicité.
Le chantier est vaste, mais les ouvriers peu nombreux. Les Nouvelles Pratiques Philosophique, par conformisme, peur, facilité, appât du gain, risquent de passer à côté d’elles-mêmes. Nous aimons utiliser l’adage de Diderot : “Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire” ; oui, mais la pensée populaire se trouve dans les quartiers populaires.

Plan Marshall philosophique

Il y va de notre société elle-même dans son ensemble. La philosophie est incontestablement le socle spirituel de la “modernité” Démocratie, laïcité,  triptyque républicain, droits de l’homme, droits des femmes, des enfants, tribunaux internationaux... sont des valeurs qui ont pris naissance dans la philosophie, sans pour autant réduire celle-ci à la pensée grecque. L’Humanisme et l’esprit des “Lumières”, incitent tous les peuples, en paraphrasant Kant, à avoir le courage de se servir de leur propre entendement. Dans une société abîmée par une violence toujours plus présente, empoisonnée par un pouvoir d’information toujours plus dangereux pour les esprits, devant le développement toujours plus croissant du  communautarisme et le retour des pensées les plus régressives, il n’y a pas besoin de réfléchir beaucoup, pour comprendre qu’une pratique philosophique, pour toutes et pour tous, est une nécessité vitale. Dans un monde où l’environnement, lui-même, est menacé, ce n’est pas un luxe de permettre à chacun et chacune de penser par soi-même, pour devenir maître de ses besoins, afin de ne pas hypothéquer l’avenir de notre planète. Si nous souhaitons préserver et améliorer notre démocratie, il est urgent d’instituer dans l’éducation une pratique philosophique centrée sur la citoyenneté, le débat, la vie quotidienne et une responsabilité politique de proximité.
Cette Modernité, vocation universelle, hérité de la philosophie, qui fut à la source de “l’esprit français”, ne touche plus les couches populaires. Les difficultés du “vivre ensemble” et les incivilités sont de plus en plus explosives. Le repli identitaire, religieux et les extrémismes qui en découlent sont liés à cette incapacité à transmettre au peuple, aujourd’hui multiculturel, cet “esprit d’universalité” qui a fait la grandeur du peuple français. Cette Modernité est aujourd’hui menacée. Le peuple n’a plus vraiment confiance dans cette République, incapable d’appliquer les principes d’égalité, de liberté et de solidarité, qu’elle affiche pourtant aux frontons de ses mairies. Cette régression de la pensée dans les quartiers populaires se traduit par l’augmentation toujours croissante de l’antisémitisme, du sexisme, de l’homo phobie et autres symptômes d’un esprit prisonnier de son immédiateté. L’éducation est en crise. La violence s’accumule et l’explosion définitive est très proche. Tous les signaux sont au rouge. Cet état des lieux n’est pas l’hypothèse d’un sociologue qui examinerait de manière désincarnée, le tissu social. J’enseigne depuis 10 ans dans le 93 et je constate ce délitement tous les jours. 
Le développement des Nouvelles Pratiques Philosophiques dans cette catégorie de la population devient de plus en plus
nécessaire. L’aspect personnel de mon travail mis à part, c’est un fait que nous constatons tous : enseignants, coordinatrices de projet et intervenants. Et, lorsque cette pédagogie est mise en place, les résultats sont surprenants.
Malgré cela, les Nouvelles pratiques Philosophiques  dans cette catégorie de population ne décollent pas. L’inertie des structures éducatives, le manque de moyens y sont, certainement pour quelque chose, mais la timidité des philosophes praticiens à l’égard de cette population est également évidente.
Il y a quelques années, il était question d’étendre la philosophie aux lycées professionnels. Cette démarche et les expériences engendrées n’ont, semble-il, pas eu trop d’écho.
Et pourtant, les Nouvelles Pratiques Philosophiques ont l’avantage de transmettre la philosophie dans son aspect simple et pratique. Elles le font par l’apprentissage du dialogue, du raisonnement, de l’argumentation et du vivre ensemble.
Elles sont la réponse à une discipline qui manque cruellement en lycée professionnel.
A quand un plan Marshall de la philosophie dans les quartiers populaires ?

Bruno Magret

A la suite ce cet article, un membre de l'organisation des colloques sur le thème des Nouvelles Pratiques Philosophiques à l'UNESCO, m'a contacté ultérieurement pour me rassurer, quant à la suite à donner à ses colloques et, notamment celui de 2010.
Il m' été proposé d'ouvrir un chantier sur la pratique philosophique en lycée professionnel et plus généralement, dans le secteur de l'insertion sociale. Nous avons nommé ce chantier "Philo Insertion". Un réunion d'information a été organisée dans le cadre du colloque de 2010 et nous avions regroupé un nombre de gens intéressés par ce projet.
Plus tard, sans avoir été consulté, j'apprends qu'un des membres organisateur des colloques a été placé à la tête de ce chantier. Très vite, il s'est montré inopérant : manque de connaissance technique du site collaboratif "Plan Zone", manque de suivi, etc...Par contre, il prenait des décisions, sans me consulter, comme celles de ne pas prévoir sur le programme du colloque à venir, la participation de "Philo Insertion".
Certes, nous n'étions pas au point, mais j'aurais pu faire une intervention avec d'autres praticiens, pour présenter notre travail avec notre "type de public". Nous avions déjà une poignée de membres inscris et ayant participé en auditeur au colloque suivant, j'ai pu constaté que d'autres chantiers n'étaient guère plus en avance.
Personnellement, j'ai fait ce que j'ai pu, tout seul, (à partir des listings plus ou moins fiables) pour relancer les volontaires et les inciter à travailler ensemble mais, tout ceci est resté lettre morte ! Il faut dire que l'engagement n'est pas une vertu dans notre société hyper individualiste.
Je me suis posé des questions sur les véritables motifs de cette désignation d'un membre organisateur à la tête de "Philo Insertion", sans mon consentement. S'agissait-il de freiner le projet, tout en laissant croire que les organisateurs avaient à coeur le public pour lequel je me bats, ou bien y avait-il d'autres raisons qui m'échappent ? Alors que je suis l'un des initiateurs du développement et de l'enseignement des Nouvelles Pratiques Philosophiques en France (je suis l'un des rares à vivre totalement de mon travail), pourquoi ne pas me demander mon avis sur les décisions à prendre par rapport à ce chantier ?
Finalement, mon travail profesionnel me prenant déjà beaucoup de temps et me retrouvant désespérément seul face à la tâche à accomplir pour ce chantier, j'ai décidé de laisser tomber "Philo Insertion". Depuis, le silence assourdissant des organisateurs me laisse pantois. Je n'ai, d'ailleurs, plus aucune nouvelle de notre prétendu "responsable" de projet.
Chers lecteurs, chers adeptes des Nouvelles Pratiques Philosophiques, je vous laisse le soin de méditer sur ces comportements qui sont à l'opposé du but recherché : promouvoir les Nouvelles Pratiques Philosophiques dont l'ambition est de développer une éducation scolaire et populaire de la philosophie pour tous.
Je serai ravi de lire vos point de vue respectifs sur un sujet qui me tient à coeur, d'autant qu'en tant qu'enseignant et formateur, je suis au coeur du problème de la déshérence de ces jeunes adolescents.

A bientôt ?...
Bruno Magret 












bruno le 26.08.10 à 14:38 dans > Articles (pédagogie et éducation) - Version imprimable
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