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Cafés Philos et Nouvelles Pratiques Philosophiques
Penser par soi-même

Jeudi 26 Août 2010

Les citoyens de seconde zone

Ceux qui n'ont pas le droit de penser

Les citoyens de seconde zone

Intellectualisme, hermétisme et fracture intellectuelle.

Les Nouvelles Pratiques Philosophiques n'ont pas émergé par hasard. Elles sont nées d'une carence qui s'est développée au sein de la philosophie occidentale.
En prenant la voie du "cogito" cartésien, la pensée occidentale s'est fortement intellectualisée.
Descartes espérait pourtant sortir la philosophie de la scolastique. La Méthode universelle entrevue dans un rêve, les évidences claires et distinctes fondées sur un « bon sens » partagé par tous, sa volonté d’écrire en français plutôt qu’en latin font de Descartes un héros populaire.  
Malheureusement, le cartésianisme s‘est enfermé dans une logique purement discursive. C’est cette logique analytique hyper intellectuelle qui, tout en fondant pour une part, la méthode d’investigation de la science moderne, allait, à nouveau, emprisonner la philosophie dans un académisme qui n‘a rien à envier à la scolastique. 
A l'inverse et en réaction au cartésianisme, la pensée anglo-saxonne s'embourbait dans une démarche empiriste en
"dés-intellectualisant" l'esprit, pour le subordonner aux sens et à l'expérience. Ces deux pensées, ne sont que les deux extrémités d'un même bâton.  si le cartésianisme est responsable de l'élitisme intellectuel, l‘empirisme est au fondement du pragmatisme qui soutient l’idéologie néo libérale et le techno scientisme. Ces types de pensée, angoissées, hyper « rationalisantes », fondées sur le pouvoir et le contrôle du vivant sont à l’origine du développement des sciences de la gestion sociale telles que la psychologie sociale béhavioriste et comportementale, le cognitivisme, la PNL, le management, le marketing... Le contrôle du vivant implique également celui des populations.
Pour ne parler que de la France, je dirais que ce pays est gouverné, d’un côté, par une sorte d'oligarchie politique de droite ou de gauche, sortie de la fabrique des Grandes Écoles, et de l'autre, il est aux mains d’une caste financière qui met à son service, les technocrates et les scientistes. Tout « ce petit monde » semble s'entendre pour réduire le peuple à une masse informe de consommateurs, privés de leur réflexion et par voie de conséquence, de leur citoyenneté. La société médiatique qui met sur le devant de la scène une cohorte de spécialistes et « d’éditocrates », nous fournit, quant à elle, « le prêt à penser » qui exclue le peuple des débats.
Existe-il encore une société civile ?
En tous les cas, il est clair qu'une grande partie des quartiers populaires sont exclus de la vie intellectuelle, du débat national et bien entendu, des décisions. Nous assistons au développement d’une éducation à deux vitesses : une pour les nantis dans les écoles privées et une autre pour les plus pauvres, dans les quartiers populaires où l’école ressemble de plus en plus à une garderie. Dans ce dernier cas, les enseignants se retrouvent face à des élèves, issus majoritairement de l’immigration, que personne n’a vraiment voulu intégrer. Ces élèves, se sentant délaissés et ne croyant plus au valeurs du triptyque républicain, sont en retour de plus en plus ingérables. La révolte et la violence sont à fleur de peau.
J’enseigne les Nouvelles Pratiques Philosophiques dans différents lycées professionnels ou polyvalents du 93, pour la Mission Générale d’Insertion de L’Éducation Nationale, depuis une dizaine d’années. Cet enseignement est considéré comme une matière à part entière. Les élèves ont deux heures de philosophie pratique hebdomadaire, ils sont évalués et leurs notes figurent sur le bulletin scolaire comme pour les autres disciplines. Les classes dont j’ai la charge, sont constitués d’élèves décrocheurs, en difficulté scolaire et souvent sociales. C’est à ma connaissance une expérience unique dans les Nouvelles Pratiques philosophiques.
Autant dire que je suis bien placé pour témoigner de la dégradation de l'éducation dans les quartiers populaires. A titre d’exemple, cette année dans un des lycées où je travaille, certains professeurs ont été menacés par des machettes. Ces menaces n’émanaient pas de mes élèves, mais de classes bien établies dans le cursus habituel.
Le développement de la pensée occidentale fait clairement apparaître une fracture, qui ne se réduit pas à son aspect économique et social, mais a sa profondeur dans la vie spirituelle même du peuple français. Il y a bien longtemps que,  dans notre pays, la classe intellectuel s'est coupé d’un peuple massifié qui n'a plus d'autre choix, que les réactions politiques les plus grégaires ou les émeutes aveugles dans les quartiers. L'explosion sociale est très proche. Il s'ensuivra une répression d'une brutalité telle, que nous n'aurons plus d'illusion à nous faire sur la réalité de la démocratie.
C'est bien dans ce divorce entre, la raison naturelle, populaire, chère à la pensée humaniste, aux philosophes des Lumières d'un côté, et de l'autre, le développement d’un logique purement intellectuelle ou au contraire, appauvrie par l’empirisme et le techno scientisme, que les Nouvelles Pratiques Philosophiques se sont développées. Mais encore faut-il que celles-ci assument leurs identités, trouvent leur unité et conquièrent leur popularité, tout en se défiant du populisme. Ce qui est, comme nous allons le voir, bien
loin d'être acquis.
 
Le retour aux sources

Pour effectuer ce travail, la nécessité d’un retour aux sources de la philosophie occidentale est incontournable. La philosophie a besoin de ce renouvellement, si elle ne veut pas mourir. Il y va du socle spirituel des valeurs mêmes de la Modernité, (Individualisme philosophique, humanisme, République, Démocratie, Laïcité, droit de l’homme,...)
Ce retour aux sources ne peut se faire sans revenir au personnage emblématique de Socrate. On peut toujours contester le « socratisme » mais qui peut nier l'importance archétypale de Socrate ? Il me semble difficile de contester sur le plan historique l’influence qu’il a exercée sur les diverses écoles philosophiques grecques et sur la pensée occidentale en générale.
Pourtant Socrate n’a lui-même crée aucune école. Il n'a jamais rien écrit et n'a jamais eu la prétention d’avoir une vision du monde.
Socrate n’était pas un enseignant et ne s’affichait pas comme un érudit. Il déclarait ne rien savoir et n’avoir rien à apprendre à personne. Il prétendait ne révéler rien de plus que ce les gens ne connaissaient déjà. Il était sur l'Agora, pieds nus et portait toujours le même manteau. Sa manière d'être et de s'habiller en dit déjà long sur le personnage. C'est à partir de cette noblesse de la pauvreté qu'Antisthène et Diogène développèrent la Philosophie Cynique.
Toutefois Socrate n’a eu de cesse de confondre les sophistes qui descendaient dans l'Agora pour faire leur publicité et remplir leurs écoles. Les sophistes enseignaient aux élites de la société athénienne. Ils étaient, pour certains d’entre eux, des notables et représentaient les institutions éducatives d'Athènes. On ne se permet pas d'interroger le savoir institutionnel des notables et ce, à toutes les époques. Qui oserait remettre en question le savoir des spécialistes ? Socrate, lui, se le permettait. Cette "grandeur d'âme", cette liberté d'esprit qui dépasse les plus grands, nous la retrouverons chez Diogène qui reprochera à Alexandre de lui  faire de l'ombre. S'ils sont puissants dans leurs spécialités, face à la vie et à la mort, les spécialistes ne sont que des petits enfants. Leurs "savoirs" font partie des ombres de la caverne, pour reprendre l'allégorie de Platon. Le non-savoir de Socrate était un véritable trou noir qui mettait en abîme tout le savoir institutionnel athénien. Diogène ira plus loin en développant l’idée de "falsification de la culture".
Nos interprétations de la pensée socratique sont souvent d'une tiédeur déconcertante. Nous n’en prenons que rarement la  mesure. Et pour cause car, l'aspect révolutionnaire de cette pensée heurte nos esprits consuméristes, donc conformistes. N'oublions que Socrate a été condamné à mort, accusé de pervertir la jeunesse, ces jeunes adolescents qui constituaient les forces vive de la cité athénienne. Il y avait de quoi effrayer les pouvoirs et les élites en place. Mais il y a pire encore. Dans le “Ménon”, Platon nous parle d’un Socrate dialoguant avec un esclave. Pour comprendre, il nous faut bien imaginer le contexte de l‘époque. Un esclave n’est rien à Athènes. Il n’a pas le droit au savoir. Donner le savoir à un esclave revenait à lui donner le pouvoir d’émancipation, dont il pouvait se servir pour renverser la cité athénienne. Socrate dialogue avec un esclave d’égal à égal, et qui plus est, démontre que cet esclave est capable de penser par lui-même. C’est un acte révolutionnaire des plus choquants. Socrate démontre aussi que, non seulement le savoir institutionnel n’est pas toujours fondé mais, il fait, en plus, apparaître que le savoir d’un ignorant, dès l’instant qu’il pense par lui-même, est plus authentique.
En fait, Socrate reprochait aux spécialistes de son époque la complication qu’ils introduisaient dans le savoir et la confusion qu’ils opéraient dans la connaissance dans le but d’obscurcir les esprits simples et prendre le pouvoir sur le peuple. Socrate est exactement dans la même démarche révolutionnaire qu’un Jésus de Nazareth, lorsque celui-ci reproche aux pharisiens, gardiens du temple du savoir juif, de cacher la connaissance aux plus petits.
On peut, sans conteste, voir dans la figure héroïque de Socrate l’un des germes de la modernité qui veut que chaque homme, quelle que soit sa condition, soit éduqué à penser par lui-même afin de devenir un véritable citoyen. Sans cette condition préalable, inutile de nous parler de démocratie, de droits de l’homme, de liberté, d’égalité, de fraternité... L’éducation est au fondement d’une société démocratique. La  philosophie qui avait été désignée pour cette tâche, afin de réaliser les idéaux de la Révolution Française, a été complètement détournée de ses objectifs.

Des citoyens de seconde zone
 

En qualité de Philosophe-Praticien, je tente d’introduire la philosophie au cœur de l’Éducation Populaire (bibliothèques, médiathèques, débats philosophiques organisés dans les cafés, foyers de jeunes travailleurs, associations...). Étant sur le terrain, je reçois le témoignage des gens sur la manière dont ils ont vécu la philosophie en terminale générale. Il serait bon que les professeurs de philosophie descendent dans l’Agora, pour constater les résultats de leur enseignement. Si certaines personnes, du temps où elles étaient élève, ont bénéficié d’un bon professeur de philosophie, pour beaucoup d’autres, cette matière a été rébarbative, complètement hermétique et inutile. Comment est-on arrivé à faire de la quête de la “sagesse”, une discipline vide et creuse et de l’ami des “sages”, un pauvre autiste intellectuel incapable de s’adresser au commun des mortels ?
Si à l‘origine, la philosophie a été introduite dans le secondaire, pour développer l’esprit critique des jeunes citoyens, visiblement les responsables de l’Éducation Nationale n’ont pas pensé un instant que cette discipline était indispensable dans les lycées professionnels. Une bonne partie des jeunes des quartiers populaires fréquentent ces lycées et les formations qui y sont dispensées concernent une part importante de la population française. Estime-t-on dans ce pays que les travailleurs et les employés n’ont pas besoins de réfléchir, de se questionner, de développer leur esprit critique ? Si oui pourquoi ? Sont-ils considérés comme des citoyens de seconde zone ?
Somme toute,  leur demande-t-on de voter pour des idées philosophiques et politiques ou pour des personnages politiques, “people”, préfabriqués, par une ingénierie sociale, spécialisée dans les sciences de la manipulation ? Dans ce cas, il nous faut bien en convenir : nous sommes dans une démocratie de façade, un totalitarisme qui ne veut pas dire son nom.
Face à cette situation étonnante, les réponses des décideurs politiques sont toutes trouvées : “Ne nous plaignons pas ! Nous sommes l’un des rares pays à enseigner la philosophie dans le secondaire.” Après cela, que peut-on ajouter ?

La mort de la Philosophie ?

Plus généralement, nous devons nous poser la question
suivante : que devient la philosophie dans notre société aujourd’hui ?
Certes, les philosophes comme Socrate, les humanistes ou les penseurs des Lumières partageaient les mots d’ordre de Diderot : “Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire”.
Cependant, il faut en convenir, cet objectif est en passe d’être un vœux pieu.
Après avoir été l’impulsion des sciences exactes, de la psychologie et des sciences humaines, par le biais des méthodes de réflexion et d’introspection ( Socrate pour le « Connais-toi toi même », Descartes pour l’analyse et Bacon pour l’induction et l’expérimentation), la Philosophie a été peu à peu dépossédée de ses prérogatives par les scientiste et les « psychologistes ».
Les deux guerres mondiales et la Shoa minèrent notre prétention à la “raison”, puisque la rationalité pouvait être utilisée pour le pire. La philosophie occidentale moderne en perdit son illusion du sujet cartésien.
Elle tenta bien par la suite de devenir la conscience éthique des Sciences mais, les chercheurs, de plus en plus inféodés aux grands groupes financiers et la recherche s’étant effacée au profit du techno scientisme, la philosophie devint « un chien dans un jeu de quille ».
La philosophie tenta également, à travers la  philosophie analytique, de devenir la gardienne de l’ordre logique dans le langage, avant d’être remise à l’ordre par Wittgenstein.
Ayant été pourtant renvoyée par Marx sur les lunes métaphysiques, à cause de son incapacité, supposée, à agir, la philosophie se rêva toutefois au fondement des “Grands Soirs”. et tenta, sous l’impulsion de Sartre de s’incarner à gauche. La répression soviétique des révoltes qui éclatèrent dans sa zone d’influence et l’échec de Sartre dans sa tentative de concilier les intellectuels et les ouvriers de chez Renault en 1970, mirent un coup d’arrêt à ses ambitions politiques.
Les “nouveaux philosophes”, ex maoïstes, tournèrent leurs vestes, diabolisèrent le marxisme et devinrent les ardents défenseurs de causes lointaines, de préférence celles exposées à la lumière des caméras. Faisant le jeu du néolibéralisme, ils dévalorisèrent la dimension politique de la philosophie. Ils inventèrent, du même coup, le prototype médiatique du philosophe intello, commentateur de l’actualité, tout en se gardant bien d’interroger les fondements politiques de notre société, dérivants vers le libéralisme économique le plus barbare.
Si les grecs pratiquaient la philosophie pour se forger en tant qu’homme universel et comme citoyen, aujourd’hui on se forme en tant que technicien, technocrate, commercial ou financier. Celui (ou celle) qui investit ses études dans la Philosophie passe pour un fou ou un demeuré. Quel débouché cela peut-il lui offrir ?  
Au fond que reste-t-il à la philosophie occidentale ? Rien ! Elle n’est même plus ce qu’elle était pour les philosophes antiques : un art de vivre et de se sculpter soi-même. L'idée de transformation de soi, qui était au cœur de la philosophie antique, ayant disparu dans une pure abstraction intellectuelle, la philosophie occidentale a cédé la place aux "gri gri" du spiritualisme californien et a permis la régression et le retour des religieux les plus fanatiques.
Enseignée plutôt par tradition que par intérêt pédagogique véritable, l’utilité de la Philosophie sur le plan éducatif est sans cesse remise en question par les décideurs institutionnels, tandis que la masse consumériste et indifférenciée la considère comme une discipline extra terrestre…
Il n’est pas une discussion où l’on vous dit, en prenant des airs avisés : “Ah ! ça n’est pas de la  philosophie, mais de  la sociologie", "de la psychologie !” ou alors “C’est plutôt du domaine des sciences exactes", "des sciences humaines !” En bref, c’est une manière de vous dire que la Philosophie n’a plus sa place. Pauvre Aristote qui pensait qu’elle était la Science de toutes les sciences !
Il faut noter, toutefois, que dans les années 90, il y a eu un certain retour de la Philosophie. Cette philosophie se voulait populaire, sans pour autant rompre avec l’académisme. Elle se voulait être le retour d’une certaine idée de la vie tranquille des philosophes antiques, mais malheureusement à la manière des « bourgeois bohèmes », avec un idéal de tranquillité fondée sur le repli sur soi. Bref, rien à voir avec l’idéal de liberté et de simplicité des philosophes antiques.
Nietzsche avait-il raison ? La mort de dieu n' aurait-elle entraîné la mort de la philosophie ?

Un oubli des plus navrants

Mais quel est l'avenir de cette philosophie occidentale moribonde ?
Que peuvent apporter les Nouvelles Pratiques Philosophiques et quel chemin sont-elles en train de suivre ?
Plus que jamais, je me suis posé cette question lors du dernier Colloque international sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques en 2009. Ce Colloque a accordé un temps important à la Philosophie pour enfants  et à la philosophie en entreprise. Ils n’a été consacré qu’une heure, sur deux jours, au développement des Nouvelles Pratiques Philosophiques en lycée professionnel ou dans les dispositifs de re mobilisation d’élèves déscolarisés (voir le programme de 2009).
Nous avions proposé, en binôme avec la Fondation 93 qui développe des parcours pédagogiques et philosophiques avec les SEGPA depuis près de 20 ans, un  témoignage et un débat sur la crise éducative dans les quartiers. Nous comptions faire venir un sociologue et un responsable de l’Éducation nationale, mais devant cette minuscule heure accordée, nous avons préféré nous abstenir. C’est un peu dommage, car nous oublions que c’est grâce à la Fondation 93, organisatrice de notre premier colloque, que les autres ont lieu.
Le travail de la Fondation 93 et le fait que depuis une dizaine d’années, les Nouvelles Pratiques Philosophiques soient considérées comme une matière à part entière à la Mission
Générale d’Insertion de L’Éducation Nationale, est bien sûr une goutte d’eau, devant la crise dans les quartiers qui s’aggrave de jour en jour. Mais le déni de cette population, n’est certainement pas la meilleure réponse à apporter, car l’explosion n’est pas loin. Certains jeunes s’engagent dans des groupes terroristes. Le manque de transmission des valeurs modernes, portées depuis toujours par la philosophie, dans cette population, prépare le terrain des organisations islamistes extrémistes les plus dures. Quand on est pas sur le terrain, il est difficile de s’en rendre compte, mais je m’en aperçois avec mes élèves. Leur discours est toujours plus antisémite, homophone et sexiste. Un élève m’a dit cette année qu’il préférait la Charia à la démocratie et les autres ont tous gardé le silence.
Les initiatives, qui visent à faire réfléchir les adolescents des quartiers populaires, à apaiser leur frustration et leur violence, sont-elles moins importantes que tout le reste ? Ce public pose-t-il un problème au Comité d’organisation ?

La philosophie et le Marché

Profitant de ma position d'auditeur, pendant ce colloque de 2009 sur les Nouvelles Pratqiues Philosophiques, j'ai entendu des choses surprenantes, notamment dans certaines présentations concernant la philosophie en entreprise. Par exemple : “La philosophie est un produit comme les autres”. Allons-nous, une deuxième fois, faire boire la Ciguë à Socrate et laisser le champs libre aux "sophistes" ?
Cela ne serait pas étonnant, car après s'être enfermée dans une démarche purement institutionnelle, le mouvement de balancier ne peut que renvoyer la philosophie dans son extrême opposé : son marchandisage.
Certes, les jeux ne sont pas faits.
De plus, il est évident que le monde de l'entreprise a besoin de réflexion. Les catastrophes « managériales », les coups portés contre l'environnement et les dangers que cela représente pour l'espèce humaine, montrent bien l'état de décrépitude de la pensée dans le monde économique. La crise actuelle ne fait que corroborer ce fait. Les entreprises ont tout intérêt à mettre un peu de "sagesse" dans leur stratégie et les philosophes-praticiens peuvent sans doute les y aider, sans pour autant se laisser « acheter » en acceptant des compromis !…
Certes, un philosophe-praticien doit être rémunéré en exerçant sa discipline. La philosophie n’est pas un métier, mais le philosophe-praticien est un enseignant, un formateur, et un animateur socioculturel. Les professeurs de philosophie, eux,  sont bien rémunérés; Ils disposent d’un emploi à vie dans la fonction publique et personne ne trouve rien à y redire. Un psychanalyste fait payer ses consultations et la situation nous paraît des plus normales. Nous ne voyons pas pourquoi un Philosophe-Praticien ne vivrait pas de son savoir-faire. Le purisme financier et le mythe de la gratuité (pour certains) ne sont pas dans mon propos. D‘autant que les Nouvelles Pratiques Philosophiques se développent dans le sens d’un exercice libéral de la philosophie, et cela est une bonne chose. Ainsi la philosophie a l’avantage de pouvoir s’exercer en dehors des contraintes exercées par l’État.
Cependant, il ne faut tout de même pas confondre philosophie libérale et libéralisme économique. La philosophie et le marché ne font pas toujours bon ménage. Le risque est réel pour les Nouvelles Pratiques Philosophiques et la philosophie, si celle-ci a encore un souffle de vie. La loi d'action / réaction du balancier risque de nous entraîner de l'hyper intellectualisme philosophique et son esprit élitiste, à l'extrême opposé qui consiste à sombrer dans le populisme le plus vulgaire, celui des financiers, là où la philosophie se transforme en pure démagogie.

Prendre la pensée populaire à bras le corps

Si les Nouvelles Pratiques Philosophiques manquent leur cible, c'est tout simplement qu'elles ont peur de tenir le juste milieu. Quel est le juste milieu ? Revenons à Socrate.
Ce juste milieu est aussi au cœur de la cité. N’oublions pas que
Socrate a été accusé de pervertir la jeunesse athénienne. Ce n'est pas aux enfants ou aux riches athéniens que le philosophe s'adressait principalement, mais c’est aux jeunes adolescents grecs que son message était porté, aux forces vives de la cité. La pratique populaire de la philosophie doit prendre à bras le corps la pensée populaire. L'Agora n'est pas dans les maternelles ou les entreprises.
 Les Nouvelles Pratiques Philosophiques semblent rechercher la facilité ou la dimension purement lucrative. Elles ont du mal à s’inscrire dans un entre deux, qui fait peur, qui n’est pas confortable. C’est une tache aveugle qui se développe et qui commence à recouvrir une pratique, qui pourtant s’est estimée proche du peuple. Mais qui est donc ce peuple que l’on ne veut pas voir ? Ce n’est, certes, pas encore, les enfants. Ce n’est pas non plus le monde de l’entreprise, car nous le savons, pour qu’il y ait un peuple et non une masse, il faut une démocratie et une liberté de penser. Cette liberté de penser ne peut exister que dans une rupture avec la pensée unique et l’ordre établi. C’est le lieu même de la créativité. Sur le plan sociologique, ce lieux est populaire.
Ce peuple, il existe. Il est en rupture et il ne sait plus à quels saints se vouer. Il est mûr, il est prêt. Ce peuple est composé de tous ces jeunes métis, nous dirions « métèques » dans la Rome antique. Ces jeunes sont les enfants de la France, parce que nés en France, ne nous en déplaise.
Ces jeunes sont eux aussi les descendants d’esclaves, car comment peut-on appeler ces gens, qui parfois, loin de leur patrie, de leur famille, sont venus travailler en France, la construire, pour un salaire de misère et dans des conditions bien trop souvent indécentes.
Ces enfants, comme tous les enfants mal aimés, ne sont pas faciles. Ils manquent d’éducation. Ils sont en révolte et les premiers contacts qui s’établissent entre eux et le philosophe, ne sont pas, dans un premier temps, des plus agréables. Le philosophe tente de les faire réfléchir à travers une pédagogie qui ne peut être que frontale, parce que le questionnement philosophique est par nature radical. Il n’est pas question ici de se protéger derrière un cours tout fait. Il faut les interroger, les faire sortir d’eux mêmes, de leur apathie, caractéristique d’une adolescence paumée, perturbée et d’un mal être qui ne demande qu’à exploser. La venue du philosophe et de ses questions, suscite toujours, au début, une méfiance inévitable. Comment pourrait-il en être autrement chez des jeunes qui n’ont plus confiance dans les institutions ? “T’es qui toi, un flic, un psy ?” Oui, les débuts sont tendus et prennent pas mal d’énergie. Et pourtant, quelle joie de voir surgir cette intelligence vive, sauvage qui n’est pas encore polluée par ce formatage que l’on nomme abusivement “savoir”.
Quel bonheur de les voir évoluer, se transformer et grandir, sans pour autant rentrer dans le carcan de l’adulte obéissant, à qui l’on attribue abusivement l’adjectif de responsable. D’un seul coup, le flic ou le psy, avec « ses questions cheslou” qui “prennent la tête”, se transforme en “super prof”, finalement inclassable.
Un jour, l’un des chefs de file des Nouvelles Pratiques Philosophiques m’a d’ailleurs avoué, après une expérience difficile auprès de ce type d’élèves : “C’est trop dur, c’est pas mon truc”. C’est certain, la philosophie avec les enfants est tout de suite gratifiante.
C’est dommage car, s’il s’était donné la peine de continuer, il y aurait trouvé, peut être, le véritable sens de sa pratique, sans prétendre qu’elle puisse se limiter à cette population. Il aurait sans doute éprouvé cette joie d’entendre ces adolescents lui dire spontanément : “Hé m’sieur, vous nous faites grandir !”
C’est bien à cette population que sont destinées les Nouvelles Pratiques Philosophiques. C’est là que se cache les forces vives de notre société.
L’Extrême-orient exprime cela par le symbole du lotus. Cette belle fleur, symbole de la “sagesse”, pousse sur la boue. Aucune société ne se renouvelle par le haut. Les grandes civilisations se sont développées par les laissés pour compte et les enfants d’esclaves. D’ailleurs, la civilisation, n’est-ce pas la sortie hors de l’esclavage ?. C’est une chance pour la philosophie elle-même, car c’est ici qu’elle peut se renouveler et s‘épanouir. C’est dans ce lieu où s’entrecroisent toutes les civilisations, toutes les religions, toutes les cultures que peut véritablement émerger une “sagesse” authentiquement impartiale, laïque et partagée par tous, malgré nos différences. C’est ici que la philosophie peut retrouver sa pureté et sa simplicité.
Le chantier est vaste, mais les ouvriers peu nombreux. Les Nouvelles Pratiques Philosophique, par conformisme, peur, facilité, appât du gain, risquent de passer à côté d’elles-mêmes. Nous aimons utiliser l’adage de Diderot : “Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire” ; oui, mais la pensée populaire se trouve dans les quartiers populaires.

Plan Marshall philosophique

Il y va de notre société elle-même dans son ensemble. La philosophie est incontestablement le socle spirituel de la “modernité” Démocratie, laïcité,  triptyque républicain, droits de l’homme, droits des femmes, des enfants, tribunaux internationaux... sont des valeurs qui ont pris naissance dans la philosophie, sans pour autant réduire celle-ci à la pensée grecque. L’Humanisme et l’esprit des “Lumières”, incitent tous les peuples, en paraphrasant Kant, à avoir le courage de se servir de leur propre entendement. Dans une société abîmée par une violence toujours plus présente, empoisonnée par un pouvoir d’information toujours plus dangereux pour les esprits, devant le développement toujours plus croissant du  communautarisme et le retour des pensées les plus régressives, il n’y a pas besoin de réfléchir beaucoup, pour comprendre qu’une pratique philosophique, pour toutes et pour tous, est une nécessité vitale. Dans un monde où l’environnement, lui-même, est menacé, ce n’est pas un luxe de permettre à chacun et chacune de penser par soi-même, pour devenir maître de ses besoins, afin de ne pas hypothéquer l’avenir de notre planète. Si nous souhaitons préserver et améliorer notre démocratie, il est urgent d’instituer dans l’éducation une pratique philosophique centrée sur la citoyenneté, le débat, la vie quotidienne et une responsabilité politique de proximité.
Cette Modernité, vocation universelle, hérité de la philosophie, qui fut à la source de “l’esprit français”, ne touche plus les couches populaires. Les difficultés du “vivre ensemble” et les incivilités sont de plus en plus explosives. Le repli identitaire, religieux et les extrémismes qui en découlent sont liés à cette incapacité à transmettre au peuple, aujourd’hui multiculturel, cet “esprit d’universalité” qui a fait la grandeur du peuple français. Cette Modernité est aujourd’hui menacée. Le peuple n’a plus vraiment confiance dans cette République, incapable d’appliquer les principes d’égalité, de liberté et de solidarité, qu’elle affiche pourtant aux frontons de ses mairies. Cette régression de la pensée dans les quartiers populaires se traduit par l’augmentation toujours croissante de l’antisémitisme, du sexisme, de l’homo phobie et autres symptômes d’un esprit prisonnier de son immédiateté. L’éducation est en crise. La violence s’accumule et l’explosion définitive est très proche. Tous les signaux sont au rouge. Cet état des lieux n’est pas l’hypothèse d’un sociologue qui examinerait de manière désincarnée, le tissu social. J’enseigne depuis 10 ans dans le 93 et je constate ce délitement tous les jours. 
Le développement des Nouvelles Pratiques Philosophiques dans cette catégorie de la population devient de plus en plus
nécessaire. L’aspect personnel de mon travail mis à part, c’est un fait que nous constatons tous : enseignants, coordinatrices de projet et intervenants. Et, lorsque cette pédagogie est mise en place, les résultats sont surprenants.
Malgré cela, les Nouvelles pratiques Philosophiques  dans cette catégorie de population ne décollent pas. L’inertie des structures éducatives, le manque de moyens y sont, certainement pour quelque chose, mais la timidité des philosophes praticiens à l’égard de cette population est également évidente.
Il y a quelques années, il était question d’étendre la philosophie aux lycées professionnels. Cette démarche et les expériences engendrées n’ont, semble-il, pas eu trop d’écho.
Et pourtant, les Nouvelles Pratiques Philosophiques ont l’avantage de transmettre la philosophie dans son aspect simple et pratique. Elles le font par l’apprentissage du dialogue, du raisonnement, de l’argumentation et du vivre ensemble.
Elles sont la réponse à une discipline qui manque cruellement en lycée professionnel.
A quand un plan Marshall de la philosophie dans les quartiers populaires ?

Bruno Magret

A la suite ce cet article, un membre de l'organisation des colloques sur le thème des Nouvelles Pratiques Philosophiques à l'UNESCO, m'a contacté ultérieurement pour me rassurer, quant à la suite à donner à ses colloques et, notamment celui de 2010.
Il m' été proposé d'ouvrir un chantier sur la pratique philosophique en lycée professionnel et plus généralement, dans le secteur de l'insertion sociale. Nous avons nommé ce chantier "Philo Insertion". Un réunion d'information a été organisée dans le cadre du colloque de 2010 et nous avions regroupé un nombre de gens intéressés par ce projet.
Plus tard, sans avoir été consulté, j'apprends qu'un des membres organisateur des colloques a été placé à la tête de ce chantier. Très vite, il s'est montré inopérant : manque de connaissance technique du site collaboratif "Plan Zone", manque de suivi, etc...Par contre, il prenait des décisions, sans me consulter, comme celles de ne pas prévoir sur le programme du colloque à venir, la participation de "Philo Insertion".
Certes, nous n'étions pas au point, mais j'aurais pu faire une intervention avec d'autres praticiens, pour présenter notre travail avec notre "type de public". Nous avions déjà une poignée de membres inscris et ayant participé en auditeur au colloque suivant, j'ai pu constaté que d'autres chantiers n'étaient guère plus en avance.
Personnellement, j'ai fait ce que j'ai pu, tout seul, (à partir des listings plus ou moins fiables) pour relancer les volontaires et les inciter à travailler ensemble mais, tout ceci est resté lettre morte ! Il faut dire que l'engagement n'est pas une vertu dans notre société hyper individualiste.
Je me suis posé des questions sur les véritables motifs de cette désignation d'un membre organisateur à la tête de "Philo Insertion", sans mon consentement. S'agissait-il de freiner le projet, tout en laissant croire que les organisateurs avaient à coeur le public pour lequel je me bats, ou bien y avait-il d'autres raisons qui m'échappent ? Alors que je suis l'un des initiateurs du développement et de l'enseignement des Nouvelles Pratiques Philosophiques en France (je suis l'un des rares à vivre totalement de mon travail), pourquoi ne pas me demander mon avis sur les décisions à prendre par rapport à ce chantier ?
Finalement, mon travail profesionnel me prenant déjà beaucoup de temps et me retrouvant désespérément seul face à la tâche à accomplir pour ce chantier, j'ai décidé de laisser tomber "Philo Insertion". Depuis, le silence assourdissant des organisateurs me laisse pantois. Je n'ai, d'ailleurs, plus aucune nouvelle de notre prétendu "responsable" de projet.
Chers lecteurs, chers adeptes des Nouvelles Pratiques Philosophiques, je vous laisse le soin de méditer sur ces comportements qui sont à l'opposé du but recherché : promouvoir les Nouvelles Pratiques Philosophiques dont l'ambition est de développer une éducation scolaire et populaire de la philosophie pour tous.
Je serai ravi de lire vos point de vue respectifs sur un sujet qui me tient à coeur, d'autant qu'en tant qu'enseignant et formateur, je suis au coeur du problème de la déshérence de ces jeunes adolescents.

A bientôt ?...
Bruno Magret 












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Samedi 01 Septembre 2007

Les finalités et les méthodes dans l'animation d'un débat philosophique

Article paru dans la revue didactique de philosophie "Diotime n°32"

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LES FINALITÉS ET LES MÉTHODES DANS L'ANIMATION D'UN DÉBAT PHILOSOPHIQUE



par Bruno Magret, Formateur, enseignant des « Nouvelles Pratiques Philosophiques » pour la Mission Générale d'Insertion de l'Éducation Nationale, animateur de débats philosophiques dans des cafés-philo, foyers de jeunes travailleurs.
Les 29, 30 et 31 juillet 2006, se tenait à Revel (Haute-Garonne) le 8e festival « Philo des champs » organisé par l'association Agora 31. Ces rencontres, qui regroupent sur le plan national animateurs et participants de « cafés-philo », nous permettent de faire le point sur cette nouvelle démarche philosophique, mais également de mutualiser et d'affiner notre pratique sur le plan théorique.

LES TAUPES

La diversité n'exclut pas « l'unité ». Les acteurs de l'histoire ne comprennent généralement pas le rôle qu'ils sont en train de jouer. Que l'histoire soit provoquée par une « intention » inaccessible à la raison humaine, ou qu'elle soit le produit de l'action des hommes et des aléas liés à la contingence, dans les deux cas, la complexité des causes et des effets nous fait tâtonner dans l'obscurité.
Un participant l'exprima d'ailleurs très bien à travers une image qui l'a saisi lors de ce débat sur la cohérence entre les moyens et les fins. Nous serions, en quelque sorte, des taupes perdues dans les ténèbres, et notre seule manière d'illuminer notre vie consisterait à nous regrouper, à confronter nos points de vue, afin de faire surgir de notre « feu intérieur », cette « lumière » commune qui nous permettra d'avancer tous ensemble, non pas vers une unité totalitaire, mais vers une « unicité » capable d'englober toutes les différences.
Notre démarche philosophique, qui part de la pratique pour remonter vers la compréhension et la conceptualisation de notre « mouvement », est un travail qui demande du temps. Contrairement au processus déductif de la recherche philosophique universitaire, qui part généralement de la théorie pour se confronter à la diversité du singulier, notre cheminement est inductif.
Ces deux mouvements ascendant et descendant sont nécessaires, mais dans les deux cas les « vérités » a priori et a posteriori qui se dégagent du travail déductif et inductif ne sont que des hypothèses qu'il nous faudra remettre sur l'établi.

UNE GRILLE DE LECTURE

Après avoir réfléchi au cours des deux débats précédents sur les finalités, puis sur les méthodes et les dispositifs mis en place dans l'animation et la gestion d'un « café-philo », le thème de notre débat concernait la cohérence entre ces deux aspects.
Michel Tozzi introduisit le débat par une grille de lecture des finalités et des dispositifs mis en place dans l'animation d'un débat philosophique.

A) Finalités possibles :

finalité de convivialité (retisser le lien social et la civilité) ;
finalité démocratique (retisser le lien politique, la relation à la cité, la citoyenneté) ;
finalité proprement philosophique du « penser par soi-même » (Apprendre à problématiser, conceptualiser, rationnellement argumenter).

B) Dispositifs possibles :

dispositif démocratique (partage de l'animation, souci d'égalité dans la distribution de la parole) ;
dispositif monocratique (animateur seul) ;
dispositif libertaire (disparition de l'animateur).
Je ne m'étendrai pas sur la question des finalités qui ont déjà été abordées au cours de ce festival. Je ferai la critique des dispositifs envisagés, et je tenterai de les mettre en relation avec les finalités citées plus haut. Bien entendu, si tel dispositif favorise plus spécifiquement une des finalités en question, cela ne signifie pas pour autant qu'il exclut toutes les autres.

DISPOSITIF DÉMOCRATIQUE

Le dispositif démocratique, mis en place dans la plupart des cafés-philo, favorise les deux premières finalités. Il y a dans cette démarche un souci d'égalité dans la distribution de la parole (parfois même, une liste d'inscription est utilisée pour les tours de parole).
Lorsque l'animation d'un débat se partage, il y a, en général, un président de séance qui se charge d'organiser les tours de parole, un « reformulateur » qui reprend ce qui a été dit pour questionner et ouvrir de nouvelles pistes, et un synthétiseur qui produit la synthèse du débat.
Bien qu'il soit soucieux d'une certaine égalité, favorisant le partage de la parole et la convivialité, le dispositif démocratique a sa tâche aveugle. L'égalitarisme de la parole peut entraîner la perte de l'exigence philosophique. Dans un tel cas, tous les discours se valent et ceux qui parlent pour parler, font obstacle à ceux qui, au contraire, peuvent faire progresser le débat en parlant pour penser.
Dans le cas où une liste d'inscription est établie pour les tours de parole, cette manière de procéder annihile la passion et tue la spontanéité propice à « l'âme » de la discussion. Parce que précisément, un animateur de café-philo doit mettre de l'âme dans un débat, de la passion dans l'enquête, et se laisser surprendre par le surgissement d'une idée qui n'a pas à prendre son ticket, comme à la « sécu », pour s'exprimer.
Il est toujours très facile de se déclarer animateur de café-philo, mais il est plus difficile de produire un véritable travail philosophique. Les qualités d'animation et de communication dans la gestion d'un groupe, le calme et la maîtrise de soi, l'écoute et l'impartialité, le développement de capacités de raisonnement (problématiser, analyser et conceptualiser) et leur application dans un débat, l'acquisition de facultés synthétiques dans la réflexion afin d'obtenir une vision globale de la discussion, l'intuition et la sensibilité qui permettent de faire surgir au moment opportun l'idée illuminatrice, le génie ou le « moment philosophique » dans la communauté de recherche, la connaissance globale, universelle et non pas seulement occidentale, voire exclusivement philosophique, de l'histoire et de l'actualité de la pensée... sont des qualités qui ne se rencontrent pas chez tout le monde.
Ces qualités, qui ne sont pas exhaustives, s'acquièrent par l'étude, la réflexion théorique, pédagogique et la répétition inlassable de la pratique de l'animation. Ce n'est pas un hasard si certains animateurs de débat philosophique se professionnalisent. Cette professionnalisation est l'aboutissement d'un savoir-faire.
C'est le dispositif démocratique qui fut mis en place lors des débats du 8eFestival philo-des-champs. L'animation fut partagée. Le résultat fut très positif, mais les animateurs étaient confirmés.
Prôner le dispositif démocratique comme une panacée comporte le risque de voir le débat philosophique dégénérer en groupe de parole. Devant le développement des cafés à thèmes, tels que la psychologie, la sociologie, la géographie ou autres, il est nécessaire de nous resserrer autour de notre spécificité. Notre travail doit faire appel à une exigence philosophique incontournable.
Á vouloir dans un souci démocratique excessif partager systématiquement les rôles dans l'animation d'un débat philosophique, on risque le nivellement par le bas. Parfois un animateur seul est préférable.

DISPOSITIF MONOCRATIQUE

La singularité de l'animateur, son savoir-faire, son talent, son charisme, sa capacité d'écoute, sa générosité, ses capacités pédagogiques, sa fonction du leader... sont également à prendre en compte.
Le dispositif monocratique est à part. Ce mode d'organisation dépend d'un individu qui a un authentique savoir-faire à transmettre. Dans tout mouvement, le phénomène du leader est bien souvent indispensable. Dans une société où la loi du plus grand nombre s'impose de manière totalitaire, la médiocrité prévaut, et les qualités, voire le génie des individus sont ignorés. La juste mesure est oubliée, et les leaders sont considérés comme des fascistes, ou adulés comme des gourous. Il serait dommage de se couper du savoir-faire d'un animateur au nom d'une pétition de principe démocratique.
Ce dispositif peut aussi bien, grâce à la générosité de l'animateur et ses capacités pédagogiques, favoriser toutes les finalités de notre grille de lecture ou les abolir toutes. Le danger d'un tel fonctionnement est trop évident pour s'y étendre. Si l'animateur ne transmet pas son savoir-faire et s'il ne s'efface pas du pouvoir au moment opportun, le groupe se transforme en secte et l'animateur en gourou.
Si par ce type de dispositif, l'exigence philosophique est préservée grâce au souci de qualité de l'animateur, elle peut aussi disparaître dans une organisation totalitaire où plus personne ne pense par soi-même.

DISPOSITIF LIBERTAIRE

Le dispositif libertaire et la disparition de l'animateur dans un groupe autogéré favorisent l'idéal démocratique et les liens conviviaux, puisque les individus sont ici supposés capables de se gouverner par eux-mêmes.
Cependant un tel dispositif me semble utopique. Il est illusoire de croire, que sans animateur référent, les individus vont spontanément respecter la parole de l'autre. Cela est sans doute possible dans une communauté de recherche peu nombreuse, qui s'est constituée depuis longtemps, avec des individus qui ont déjà opéré un travail sur eux-mêmes, mais n'oublions pas qu'un café-philo est ouvert à tous, et les trublions ne manquent pas...

DISPOSITIF ET POLITIQUE

Nous pourrions faire un parallèle entre les dispositifs dans l'organisation d'un débat philosophique et les systèmes politiques qui existent dans le monde (démocratie, autocratie, collectivisme...). Existe-il un système meilleur qu'un autre ? Il y a peu de chance d'obtenir une réponse définitive sur le sujet. Nous voudrions tous vivre en démocratie, car nous réclamons la liberté d'agir à notre guise. Cependant, qu'entendons-nous par liberté ? Nous n'opérons jamais la différenciation conceptuelle entre libéralité et liberté. Si la libéralité nous autorise à faire ce que l'on veut, en revanche, la liberté demande un courage et une exigence qui en font fuir plus d'un.
Si les hommes sont mauvais, le meilleur des systèmes dégénérera très vite. Á l'inverse, si l'intelligence soutient les hommes, le plus bancal des systèmes finira par se perfectionner. Il n'y a pas de systèmes a priori, tout repose sur nos qualités humaines. Tirons les leçons de l'histoire. Le marxisme pensait pouvoir changer le monde en transformant l'organisation du système : ce fut un échec. Que l'homme change, et la société se construira d'elle-même.
En ce qui concerne l'organisation d'un café-philo : apprenons tout d'abord à philosopher, et l'organisation du débat surgira d'elle-même. L' a priori de la démocratie et du droit à la parole est une erreur. La parole se travaille, se construit, se mérite, voire se prend.

LOGIQUE

La question de la cohérence, de la logique, voire des méthodes a été abordée au cours de notre débat. Sans entrer dans l'idéal grec du logos divin et universel, nous pouvons quand même être d'accord sur le fait que la logique est impersonnelle. Les règles qui gouvernent l'univers et le vivant ne dépendent pas de notre moi. Si la logique peut nous rendre froids et indifférents, elle peut également remettre en question l'illogisme de nos petites vues personnelles et renfermées sur elles-mêmes. Pas de philosophie sans logique, mais pas de logique sans sagesse.
Les méthodes (techniques d'interrogation, d'analyse, de reformulation, de synthétisation, de dialectisation, de différenciation conceptuelle...) ne font pas tout. La pratique inlassable de l'exercice (Voir Pierre Hadot dans Qu'est-ce que la philosophie antique ?Folio Essai) seule crée de l' habitus (Pierre Bourdieu)... Ces outils ne sont pas une invention de l'homo faber. Ils sont inscrits potentiellement en nous. Á nous de tenter d'utiliser toute l'étendue de nos capacités cognitives.
Enfin la spécificité du féminin, et non pas des femmes, a été soulevée au cours de ce débat. N'oublions pas que la rationalité a toujours été récupérée dans l'histoire par l'agressivité virile, pour « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, Discours de la méthode, VI). Raisonner, c'est aussi être « féminin », réceptif, intuitif, afin de se laisser guider par le souffle de l'intelligence. Philosopher, c'est aussi se laisser féconder par ce que les anciens nommaient le « logos spermatikos ».
Pour clore cet article sur la cohérence entre les fins et les moyens, je citerai un poème issu de la philosophie Zen : « Si je n'ai nulle part où aller, comment pourrais-je me perdre en route ? ». Peut-être n'y a-t-il pas de voies, de finalités, de dispositifs ou de méthodes, mais simplement une vie pour apprendre à philosopher.

Bruno Magret


 

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La Tradition de l'Agora et l'exclusion

Participation à l'ouvrage collectif :"Nouvelles Pratiques Philosophiques" en classe, enjeux et démarches, sous la direction de Michel Tozzi, aux Editions du CRDP de Bretagne

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La Tradition de l'Agora et l'exclusion
Bruno Magret,
animateur socioculturel et philosophe.


La tradition de l'Agora

La philosophie se nourrit de deux traditions aussi nécessaires l'Une a Vautre. Ces deux écoles sont bien souvent opposées, alors qu'elles devraient se Compléter. L'Une d'elles, que je nomme la tradition agoraïque, est obscure. Elle irrigue les philosophies, pour qui l'ordre rationaliste religieux, Cartésien Ou scientiste établi lie peut, à lui seul, combler la réflexion. C'est une philosophie libérale, qu'il convient de lie pas confondre avec le libéralisme, dans laquelle 011 Peut ranger la démarche libertaire. Contrairement aux idéologies, ici l'individu apprend à réfléchir par lui-même. Chacun est unique et doit creuser son propre sillon de réflexion. L'individualité débouche sur une subjectivité qui n'a pas à s'effacer devant un ordre objectiviste, au demeurant rassurant pont la masse. Cette école de l'ombre lie peut manquer d'apparaître en dehors des règles établies par l'idéologie qui caractérise le siècle.
Philosophie populaire, et non pas populiste, elle est confortée par des dictons qui résistent à l'épreuve du temps. La tradition agoraïque qui lie peut qu'échapper à tous les formalismes ou traditionalismes se tonde sur le «bon sens» de chacun, et lion pas sur le sens commun. Philosophie du quotidien, de la vie, elle est le propre de l'individu qui est éclairé par l'intelligence naturelle. Cette dernière est immanente, sans pour autant renoncer à la transcendance. La tradition agoraïque ne voltige pas sur les nuées intellectualistes. Elle part, au contraire, des actes et des réflexions essentielles de tous les Jours, pour escalader la montagne de soit existence par un cheminement rigoureux, jusqu'aux cimes d'un Ciel plus abstrait. Elle évite ainsi l'abstraction idéaliste, sans s'enfoncer dans un pur réalisme. Son langage est susceptible de s'adapter aux plus simples, sans pour autant sombrer dans le simplisme. C'est une attitude, un comportement, et lion pas Seulement un discours d'intellectuel brillant. C'est une voie difficile entre l'imbécillité de la méthode et son cortège de pédants, le laisser-aller, l'absence de rigueur et le défaut d'honnêteté intellectuelle.
Philosophie de la communication, cette philosophie populaire se manifeste dans les débats publics, au cœur des villes où speakers crooners#, philosophes solitaires, chercheurs de tous horizons et idéologies ambiantes se confrontent dans l'arène de la cité. De l'Agora grec, du forum romain, de la place des bourgeois de l’Hôtel de ville au Moyen Âge, des cafés de Paris, de Vienne et maintenant les cafés philos (mouvement mondial), en passant par Hide Park à Londres ou la place Beaubourg dans les années quatre-vingt, cette philosophie vit dans le ventre de la cité, si ce n'est, quelquefois, à la cour des miracles. Se pratiquant en tous temps, en tous lieux, jusqu'à la palabre africaine, nul ne sait où commence et où finit la tradition agoraïque. Elle peut, puisqu'en dehors des conventions, alimenter les pensées alternatives, renversant I'ordre moral, intellectuel et sexuel des sociétés. Elle peut entraîner l'individu qui cherche dans les profondeurs « des voies de la main gauche #» dangereuses pour l'adepte qui n'est pas guidé. Au fond, son école est celle de la vie, tout simplement.
Les défauts de la tradition agoraïque se cachent dans une libéralité qui ouvre la porte de la bergerie aux loups, aux aventuriers, aux amateurs et à la récupération opérée par la mode et le système.

La tradition universitaire

La tradition universitaire est bien sûr plus récente puisque ses premières institutions datent du Moyen Âge. Nous pouvons, à la limite, faire remonter cette tradition aux premières écoles grecques. Cependant il faut plutôt, à mon sens, envisager ces dernières sur le mode des confréries, à l'instar des pythagoriciens.
Nous sommes redevables de la tradition universitaire et nous devons beaucoup à ses chercheurs et à ses clercs qui, dans l'ombre d'une vie dévouée à la philosophie, traduisent et font l'exégèse des corpus philosophiques légués par le temps. Son importance n'est donc plus à démontrer. L’université est gardienne de la tradition, elle permet de codifier l'enseignement. Sa pédagogie est à l'évidence différente de la tradition agoraïque qui part du quotidien, elle se base sur la transmission de l'histoire de la pensée et des concepts forgés par des siècles de réflexion. Gardienne des institutions du savoir, elle est le contrepoids d’une démarche qui prétend à la spontanéité de la réflexion, mais quelquefois sans bases, et perdue dans une absence de rigueur nécessaire au cheminement.
Les défauts de la tradition universitaire sont ceux du conservatisme en général, des monopoles et de l'élitisme intellectuel prétendument dégagé du vulgaire.
Cette rigidité produit un autisme intellectuel dommageable pour l'idée que se font, généralement, les gens de la philosophie. Il y a un abîme entre être philosophe et professeur de philosophie.
Comment comprendre la pensée d'un philosophe sans avoir mis ses pas dans les siens ? Toutefois, je laisse ici le soin à d'autres de dénoncer la sclérose du système universitaire.

Nouvelles pratiques philosophiques et lien communautaire

Les nouvelles pratiques philosophiques dans lesquelles je suis engagé depuis de nombreuses années m'entraînent à organiser des débats de réflexion dans les cafés, les bibliothèques, les centres culturels, les foyers de jeunes, les théâtres, les cinémas, les entreprises et autres lieux. Bien souvent, au premier abord, la philosophie a mauvaise presse.
Pour beaucoup de gens, les cours de philosophie en terminale sont un mauvais souvenir, même s'il y en a quelques-uns, heureusement, pour qui cette période fui très riche. La première tâche à laquelle je dois m'atteler consiste à revaloriser la philosophie. Le philosophe passe pour un « masturbateur cérébral » et je dois, sans cesse, effacer les clichés d’une philosophie composée de cours didactiques ou d'un jargon incompréhensiblement abstrait. Le débat et la réflexion commune, à partir du quotidien, redonnent vie à la philosophie. Même si les supports de réflexion sont des textes, des films ou autres, il n'y a pas de maître à penser et chacun doit pouvoir faire la critique des penseurs, aussi grands soient-ils. L'impératif catégorique est ici d'apprendre à penser par soi-même. L'individu redécouvre alors une philosophie de la liberté et la joie d'une réflexion fondée sur des questions essentielles.
Le débat ravive une communication qui fait défaut dans notre société aux relations de plus en plus abstraites. D'ailleurs, le succès des cafés-philos, mais également des débats en bibliothèque ou dans les centres culturels, témoigne d'ailleurs du besoin d'une communication chamelle, sensible, qui tend à disparaître au profit des technologies de l'information, réduisant les relations humaines à la plus simple expression virtuelle. Le débat devient alors une occasion de retisser un lien social délitescent. Il m'est arrivé dans un foyer d'entendre un jeune souligner que ce genre d'échange philosophique correspondait tout à fait avec l'idée des veillées traditionnelles. En effet, il avait fait la correspondance entre le feu contenu dans le mot foyer, et la chaleur humaine de l'échange. Les jeunes générations développent les symptômes aberrants d'un individualisme conditionné. Dans les foyers de jeunes, les travailleurs sociaux se plaignent de la difficulté d'organiser des projets en commun.
Dans ces foyers, les jeune sont bien souvent à un tournant de leur existence. Ils ont quitté leurs parents pour se lancer dans la vie active. Certains font encore des études, d'autres peuvent à tout moment tomber dans la délinquance.
Cette jeunesse se retrouve dans la jungle d'un monde difficile, à la quête d'un emploi, d'une formation, tout en découvrant ses premiers émois amoureux, et ses difficultés se doublent d'une recherche de logement. Autant dire que l'angoisse est permanente. N'oublions pas que les suicides sont la première cause de mortalité en Fiance, particulièrement chez les jeunes gens.
Les problèmes que nous rencontrons tous, les uns et les autres, qu'ils soient d'ordre professionnel, affectif ou autre sont lourds à porter. Aussi, les débats permettent-ils de les évacuer, de bénéficier des différents éclairages et parfois même, de trouver des solutions.

Tradition agoraïque et pédagogie

La tradition agoraïque s'adapte tout à fait au développement des nouvelles pratiques philosophiques, auxquelles je participe, dans le secteur scolaire. La Philosophie ne doit pas être réservée aux classes de terminale. Les expériences que nous développons chez les jeunes en échec scolaire se sont révélées très positives. Il n'est, bien entendu, pas question ici de cours didactiques, et il est essentiel pour l'animateur de simplifier son langage, sans pour autant sombrer dans le simplisme. Les qualités d'animateur, capable de donner de l'âme au débat, sont nécessaires au-delà de la réflexion philosophique. La transmission de I’histoire de la pensée n'est pas exclue, au contraire, mais elle se fait par petites touches. Il faut ici réapprivoiser les élèves difficiles et leur redonner le goût de la culture.
Selon mes expériences, j'ai pu constater un manque de communication entre professeurs et élèves. Les enfants ne sont pas faits pour ingurgiter exclusivement un programme, mais pour apprendre à réfléchir sur eux-mêmes et par eux-mêmes. J'ai rencontré des professeurs qui avaient des a priori négatifs sur les possibilités de leurs élèves dans le domaine de la réflexion. Ayant assisté aux débats, ils en ont été pour leurs frais. Il est certainement très dur de constater que parfois les élèves les plus turbulents sont les plus profonds. Les révoltés ne sont pas nécessairement des imbéciles. Combien de potentialités sont-elles gâchées par cette absence de communication en milieu scolaire ?
La tradition agoraïque utilise la méthode socratique. Dans ce sens, la philosophie n'est pas une matière, comme le sont les mathématiques ou l'anglais par exemple. Selon son étymologie, la philosophie signifie « amour de la sagesse. » C'est une quête, un art de vivre, de réfléchir et également une praxis. Dans Protagoras, Platon explique clairement la position de Socrate en matière de pédagogie. Selon lui, la sagesse ne peut s'enseigner, sa « transmission » dépasse le cadre d'une simple rationalité pédagogique.
Il existe des spécialistes dans les sciences et dans les divers corps de métiers. Chaque discipline possède ses propres techniques spécifiques et bénéficie d’une pédagogie adaptée à cette technicité. La philosophie n'étant pas une matière pour la méthode socratique, celle-ci s'éloigne du « spécialisme ». Il n'y a pas véritablement de méthodes pédagogiques. Face aux questions essentielles telles que « le sens de la vie et la mort », nous sommes tous des enfants. La méthode socratique, ou maïeutique, privilégie l'état d'ignorance fondamentale, nécessaire au surgissement de l'intelligence naturelle, ce « bon sens » que chacun est sensé porter en lui-même. Socrate nommait ce surgissement, quasi divin, son daïmon. Cette conscience daïmonique passe, tout d'abord, par un déconditionnement des savoirs préfabriqués. Cette mise en abyme de soi-même est ici nécessaire à une disponibilité, ou une vacuité, d'où doivent surgir « I'étonnement philosophique » et la prise de conscience. Spécialistes ou pas, nous devons tous vivre et mourir sans jamais savoir véritablement pourquoi. Le Pédagogue est à ce niveau sans pouvoir face à ses élèves. Face aux grandes questions primordiales, il se retrouve aussi démuni qu'eux.
Au cours du débat, le travail de recherche passe tout d'abord par une déconstruction de ce que l'on croit savoir. Puis, le pédagogue comprend qu'il apprend autant des réflexions spontanées de ses élèves, qu'eux-mêmes apprennent de lui. C'est en ce sens que l'on dit que le philosophe refait le monde. Cette humilité de base, le « je sais que je ne sais pas » de Socrate a de quoi déconcerter, et je comprends que le professeur ait peur de perdre son autorité. Mais rappelons-le, il ne s’agit pas ici d'acquérir de nouveaux savoirs, mais de créer une disponibilité nécessaire à la prise de conscience. Les paramètres de la cognition sont bien trop complexes pour expliquer le bouleversement d'une conscience. Dans un tel cas, le philosophe n'apprend rien à personne. Par le jeu du questionnement, à savoir la maïeutique, il aide l'individu à réfléchir par lui-même, et découvre avec lui que nous philosophons sans le savoir, comme monsieur Jourdain faisait de la prose. Philosopher est l'attitude naturelle de I'esprit.
Le monde change, l'école laïque, légèrement teintée par l'idéologie athée du début du siècle, ne peut plus répondre à l'univers multiculturel et interreligieux de notre époque. Les événements israëlo-palestiniens et l'attentat du 11 septembre 2001 aux États-Unis se sont répercutés en Europe, et particulièrement en France. Un nombre important d'attentats contre des synagogues et d'attaques contre la communauté juive démontrent que nous sommes entrés dans l'ère de la mondialisation des conflits. Les jeunes laissés pour compte dans les cités de banlieue, nous l'avons vu, sont facilement utilisables par des groupes terroristes, capables de récupérer leur ressentiment. Notre société est devenue une véritable poudrière. Plus que jamais, la nécessité du dialogue interculturel et religieux se fait ressentir. Il est important d'ouvrir les élèves aux autres philosophies de par le monde, qu'elles soient religieuses ou non. Chacun devrait savoir ce que signifie être juif, chrétien, musulman, bouddhiste, athée, agnostique ou autre.
Cette éducation est nécessaire si nous ne voulons pas que notre société interculturelle se divise en ghettos. Le philosophe de la tradition agoraïque correspond tout à fait, grâce à son impartialité fondamentale, à ce style d'éducation. Car la philosophie ne donne pas de réponse, elle sollicite le questionnement. Cette position est favorable pour satisfaire les exigences d'un enseignement laïque, authentiquement ouvert et impartial.

Tradition agoraïque et exclusion

L’échec scolaire est source d'exclusion sociale. Toutefois, on ne peut dispenser le même enseignement à un élève difficile qu'à un enfant lambda. L'école est souvent traumatisante pour l'enfant puisque qu'il subit déjà son caractère obligatoire. Les professeurs ont une lourde responsabilité, du fait qu'ils peuvent par autoritarisme, par manque de passion dans leur enseignement ou par le biais d'un programme scolaire sclérosé, casser l'élève à la base. Ajoutons à cela le manque de dialogue dans la sphère familiale, alors les ingrédients sont là pour pousser l'enfant vers la délinquance.
Le manque de dialogue est une plaie pour la société. Là où le dialogue n'est plus, la violence fait son apparition. Lorsque j'étais élève, je me souviens des rares moments de discussion dans la classe. C'était un moment ludique où, sans le savoir, je m'éveillais. L'homme n'a pas encore compris qu'il y a une différence entre dresser un enfant et l'éduquer, c'est-à-dire l'éveiller. Savoir lâcher le programme pour engager le débat avec ses élèves est essentiel. Certains professeurs le pratiquent, d'autres non. Un élève difficile est bien souvent un enfant privé de parole. Le débat philosophique permet aux enfants de retrouver une confiance en eux, tout en leur signifiant que leur parole a du poids. Pendant cet apprentissage, l'enfant passe progressivement de la violence au dialogue. « La vérité sort de la bouche des enfants », ce dicton populaire exprime à lui seul l'idée d'une spontanéité enfantine que l'adulte ne sait pas écouter. Il est vrai que la civilisation commence à peine à reconnaître le droit des enfants. Certaines philosophies comme le taoïsme ou le christianisme soulignent d'ailleurs l'idée que l'acte de philosopher commence par un retour à la spontanéité de l'enfant.
Le débat est toujours ludique, ceux qui sont esclaves de l'esprit de sérieux ne comprennent pas que dans la nature même, le petit animal apprend en jouant. Même si nous ne nous en rendons pas compte directement, derrière ce ludisme apparent, se cache un véritable travail. L’apprentissage ne peut pas être purement intellectuel. L'intellect, le corps et l'être en concordance doivent y participer.
Si la mémoire est importante dans l'éducation, elle peut aussi enfermer l'individu dans un conditionnement supprimant toute créativité. Elle peut également opposer des a priori constitués par une mauvaise éducation à la prise de conscience. Il est parfois nécessaire de la court-circuiter. Les mythes, les contes ou les histoires philosophiques en sont les outils privilégiés. Le ludisme évite, également, l'impression pénible de l'effort intellectuel et l'élève apprend en profondeur.
L'élève apprend aussi à s'exprimer oralement. N'oublions pas que dans notre société de l'information, la parole prend un poids de plus en plus considérable. Une expression orale doit évoluer vers l'art oratoire. L’élève apprend à placer sa voix, à prendre une attitude adéquate, à contrôler ses gestes, à utiliser les silences. Il doit apprendre aussi à écouter. Le fait de s'habituer à entendre une pensée complètement contraire ou étrangère à la sienne lui enseigne une sérénité qui fait bien trop souvent défaut aux adultes eux-mêmes. Je ne m'étendrai pas ici sur l'exégèse d'un tel débat. Toutefois, nous pouvons dire que toute la philosophie, dans son essence, y est contenue. Le débat est donc un outil de formation évident.
N'oublions pas, également, que les jeunes adolescents vivent une mutation difficile sur tous les plans. La quête de valeurs différentes de celles vécues dans la sphère parentale, la prise en compte de l'avenir, l'épanouissement de la sexualité sont autant de problèmes qui ne sont plus abordés dans les familles actuelles, et très peu à l'école. Il faut avoir à l'esprit qu'il y a deux écoles aussi nécessaires l'une à l'autre, l'école institutionnelle et celle de la vie. La tradition agoraïque s'adapte tout à fait à l'enseignement d'une éducation primordiale, dont on dit qu'elle est en crise aujourd'hui. La capacité à vivre des relations harmonieuses, et le civisme, font partie de cette éducation primordiale. C'est le levain d'une future citoyenneté réussie.

Débat, ouverture et lutte contre l'exclusion

Le travail que j'effectue à la maison d'arrêt de Villepinte dans le quartier des mineurs me questionne énormément.
Il existe, bien sûr, des psychologues professionnels qui exercent en prison. Toutefois, la démarche doit provenir du détenu lui-même, et nous savons qu'il est difficile pour un jeune de l'accepter. Aller voir un psy donne l'idée arbitraire que l'on est fou. De plus, le travail psychologique s'intéresse à l'aspect subjectif de l'individu. Il ne prend pas forcément en compte sa vie dans la société. ainsi que le travail plus objectif et global de sa vision du monde, qu'elle soit religieuse, philosophique, politique ou sociologique. En outre, il arrive hélas - les récentes affaires de pédophilie l'ont démontré - que le suivi psychologique n'existe pas.
La prison devient ainsi hautement criminogène, car elle laisse sortir des individus qui ne sont pas même revenus sur leurs actes. Dans de telles conditions, la fréquentation des autres détenus ne peut que renforcer la rage du délinquant. Cette situation devient encore plus désastreuse pour des jeunes mineurs. Chaque citoyen devrait contester un tel laxisme, d'autant que chacun d'entre nous peut devenir la proie d'une récidive.
La philosophie agoraïque est, à l'évidence, très utile en prison. Épurée de ses contenus conceptuels trop abstraits, elle peut se rapprocher de la vie quotidienne du prisonnier qui fait l'expérience de l'extrême, du fait de son isolement. La philosophie agoraïque vise à transformer cet isolement en « recueillement ». Un philosophe « intello » n'a ici aucune chance, si ce n'est de révéler son autisme. La philosophie agoraïque peut contrecarrer la peur du psy chez les détenus. Elle ne s'attaque pas directement à la subjectivité affective et à l'histoire du détenu. Le débat s'ouvre sur une réflexion commune et globale, sollicitant de la part des participants une réflexion sur leur vision du monde et les valeurs qui y sont associées. Après le débat, le détenu peut s'approprier la réflexion qui s'en est dégagée et la mettre, à son rythme, en correspondance avec ses actes. Ceci peut alors favoriser une prise de conscience, et le désir d'un travail de fond avec un psychothérapeute. Le psychologue et le philosophe peuvent ainsi travailler de concert.
Les expériences que je tente avec les élèves en difficulté, les prisonniers et les gens sans domicile, brisés par le délitement social, m'ont démontré le bien-fondé de la tradition agoraïque dans la re-socialisation de l'individu. C'est un outil formidable de lutte contre l'exclusion qui repasse par la culture, la parole et la réflexion.
Lorsque je travaillais dans « l'action sociale », j'ai pu constater les défauts du travail humanitaire, en général, dans l'aide apportée aux « sans domicile fixe». Cette aide se limite aux contingences biologiques, sanitaires et sociales. Elle devient alors perverse et enferme l'individu dans une dépendance stérile, voire carcérale. La misère sociale n'est plus celle du siècle dernier. Elle provient également des chocs affectifs, de la difficulté des individus à prendre en main leur propre vie, étant habitués à fonctionner en système. Le changement de la nature du travail a fait perdre à l'homme la vision globale de sa tâche, donc de sa créativité. Éjecté du système de production, il se retrouve perdu et incapable de s'inventer une autre vie. L'action sociale ne peut se limiter aux logements d'urgence, à l’apprentissage du CV et autres moyens purement techniques. La re-socialisation passe par la prise en compte globale de l'individu, de la façon la plus impartiale possible. Le débat et la philosophie offrent un champ de re-socialisation dont l’apprentissage de la communication avec soi-même et les autres est essentiel.
Comme je le dis souvent aux jeunes que je fréquente, les entreprises reçoivent beaucoup de CV, certains ne sont pas toujours lus. La capacité de I’individu à rentrer en relation avec les autres est un facteur qui est loin d'être négligeable dans la quête d'un emploi, d'un logement et dans la construction de sa propre vie. Cette capacité de relation dépend, bien évidemment, du travail que l'on a fait sur soi, et de sa capacité de réflexion.
Apprendre à se connaître soi-même est l'objectif essentiel du philosophe.

Conclusion

Philosophie agoraïque et philosophie universitaire ne sont pas opposées. Elles n'opèrent pas sur le même terrain.
La philosophie agoraïque doit se nourrir du travail universitaire. afin d'éviter le simplisme et le manque de rigueur.
La philosophie universitaire doit se nourrir de l'Agora, et de cette réflexion proche du peuple, des gens simples et de l'intelligence naturelle. Cela lui éviterait la sclérose intellectualiste qu'on lui reproche trop Souvent.
Le comble du philosophe agoraïque et du philosophe universitaire ne serait-il pas de s'interdire de s'interpénétrer?...

 

bruno - 17:15 - rubrique > Articles (pédagogie et éducation) - Version imprimable - Permalien - 0 commentaires

Entretiens philosophiques en Modal

Participation à l'ouvrage collectif "Philo à tous les étages" 3ème colloque sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques, Nanterre juin 2003, aux Editions du CRDP de Bretagne

Mots-clés :

Entretiens philosophiques en Modal
Bruno Magret
Philosophe-praticien




Déroulement


Nous avons dénommé cette pratique en classe « entretiens philosophiques ». Cette dénomination me paraît acceptable, car c'est une pratique philosophique qui n'a pas la prétention d'être un cours de philosophie. Le programme pédagogique que j'ai établi s'articule autour de trois axes.

La pratique du débat dialectique

- Travail sur la forme du débat

Le débat philosophique n'est pas une accumulation de prises de parole, c'est un travail de recherche en commun, et il est nécessaire d'en construire l'armature. S'affirmer c'est être en mesure de s'effacer. Dire, c'est être capable d'entendre. Prendre la parole, c'est savoir la donner aux autres. Pour cela, une distance doit pouvoir s'opérer entre l'élève et sa parole, afin qu'il puisse justement prendre conscience de celle-ci. Un ensemble de procédures sont alors mises en place pour l'y aider.

* Rôles

Parmi les élèves, un secrétaire est désigné pont résumer ce qui s'est dit pendant le débat. Cela lui permet de travailler son écoute. Le philosophe est animateur du débat, il questionne et aide les élèves à cheminer, tout en testant impartial, sans être choqué par les prises de parole. Il donne la parole et veille au respect de celle-ci. Il reformule en outre ce qui s'est dit, questionne, synthétise et relance le débat, tout en aidant les élèves à dérouler les implications logique de leur discours.

* Choix des thèmes

Les thèmes des débats sont choisis tour à tour par les élèves et par l'animateur. Certains sont imposés et ont pour vocation de faire réfléchir les jeunes sur des sujets et des préoccupations en prise directe avec leur quotidien (le respect, la citoyenneté, le civisme, le rapports entre les hommes et les femmes, la vie dans une société multiculturelle et ethnique, etc.).
Lorsque les élèves posent leurs propres thèmes, ils apprennent alors à « problématiser » correctement leur question (sans induire, par exemple, de réponses a priori). La manière de questionner est ici fondamentale et il leur faut aussi apprendre à se libérer des fausses questions.

* Structure du débat

La structure du débat est dialectique et se décompose en thèse, antithèse et synthèse. Cette décomposition est reportée sur le tableau.

- Thèse : un des élèves tente de poser clairement et correctement une première thèse de travail. Cette première thèse doit répondre correctement à la problématique exposée. Le groupe est sans cesse sollicité sur la pertinence de prises de parole. Si la thèse répond à la question, elle est alors reportée sur le tableau.

- Antithèse : ensuite l'antithèse est recherchée au sein du groupe et doit contredire radicalement la thèse qui a été énoncée. Lorsque l'un des membres du groupe propose une bonne antithèse, celle-ci est à son tour reportée sur le tableau à la colonne antithèse.
L'élève qui a proposé la thèse initiale est, par la suite, lui-même questionné su l'antithèse qu'il aurait pu produire sur son propre discours, afin de l'aider à se distancier de sa propre opinion. Tout au long du débat, les élèves tenteront soit d'améliorer l'argumentation en faveur des deux thèses contradictoires, soit d'en produire d'autres.

- Synthèse : la synthèse transcende les deux thèses opposées et doit venir comme un « éblouissement ». Elle n'est jamais donnée directement et les élèves sont invités à la rechercher pour eux-mêmes. La troisième colonne n'est donc qu'un consensus provisoire.

Chaque élève produit une feuille d'intervention, sur laquelle il a noté son argumentation. Ne prend la parole que celui ou celle qui a effectué ce travail. Cette pratique favorise la distance.

Cette structuration du débat a ses limites et doit s'opérer avec discernement avec des élèves en rupture scolaire. L'écrit les renvoie généralement au traumatisme de l'impuissance scolaire. Le travail sur la forme peur être contraignant. Dans ce cas, l'animateur revient au débat entièrement oral. S'ils contestent les règles, je n'hésite pas à les confronter à leur anarchie.

- Travail sur le fond du débat

L'intérêt du débat réside dans son aspect ludique. L'élève peut ainsi produire de véritables efforts de réflexion sans qu'il s'en rende compte. Le travail sur la forme est très contraignant et il faut éviter de susciter l'ennui chez des élèves hostiles au travail scolaire. Il est donc également impératif de travailler le débat sur le fond, afin de libérer une parole qui est souvent bloquée pont certains. Pour d'autres, le besoin de libérer une violence intérieure en mettant des mots sur leur souffrance est une nécessité.
Après avoir structuré les élèves dans leur façon d'appréhender la discussion, le débat doit redevenir entièrement oral. Le rythme entre le travail sur le fond et sur la forme est à l'appréciation de l'animateur, en fonction des dispositions de la classe ; l'alternance serait le moyen terme. Néanmoins, il m'est arrivé, avec un groupe complètement rebelle au travail scolaire, de passer tout au long de l'année par l'oral. Cette souplesse m'a permis de limiter radicalement l'absentéisme et de modifier, peu à peu, les comportements.

L'entretien philosophique

Lors des débats, le praticien philosophe adopte l'attitude la plus impartiale possible. Cette démarche est nécessaire pour inciter les élèves à réfléchir par eux-mêmes. Toutefois, je me suis rendu compte que cette position n'était pas un absolu et les jeunes m'accusaient parfois de me réfugier derrière me neutralité de façade. Exprimant leurs frustrations, ils tentaient de m'acculer vers mon point de vue. Un refus et je perdais une confiance difficile à obtenir. Finalement, l'évidente impartialité dans ma pratique avec des adultes est beaucoup plus relative face à des jeune en demande de repères. La société est atomisée, même à l'intérieur des familles, et les jeune n'ont pas l'occasion de dialoguer avec des adultes. La scolarité ne répond pas à leurs questionnements et préoccupations d'adolescents. J'ai donc introduit « l'entretien philosophique » dans mon travail pédagogique. Ce dernier consiste en un débat entre les élèves et le philosophe. Le philosophe n'adopte qu'un point de vue et se place impérativement en position d'être contredit. Je finis toujours par leur retourner leurs questions afin d'opérer une maïeutique.

Le cours de philosophie (a minima)

La pensée et la philosophie ont une histoire, une « tradition », que l'on peut transmettre sans pour autant les réduire à cette dimension historique. Il est évident que des élèves ayant eu une scolarité difficile ne peuvent pas accéder au programme appliqué en terminale. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille à tout prix avoir un niveau scolaire élevé pour être initié à la réflexion philosophique. La philosophie est la science de tous. Quel que soit notre niveau intellectuel, notre humanité nous entraîne à nous poser des questions essentielles.
Certes, la conceptualisation et la pensée abstraite sont difficiles pour certains élèves du Modal. La démarche philosophique et la pensée analogique peuvent alors les aider dans l'éveil de leur propre intelligence. La transmission de l'héritage philosophique peut passer par ce que je nomme des « histoires enseignement ». Ces dernières sont des contes, des allégories ou des mythes philosophiques. Ces outils de travail permettent d'obtenir de la part de l'élève une compréhension, sans qu'il ait à produire de gros efforts intellectuels. L'« histoire enseignement » permet de contourner la difficulté purement intellectuelle, en touchant d'abord les intuitions et la sensibilité des élèves. L'histoire de la philosophie antique occidentale, par exemple, est souvent relatée sous cette forme. La pensée et les faits et gestes d'un Socrate, d'un Diogène au d'un Épictète sont souvent transmis de cette manière. L'avantage d'un tel outil tient dans le fait qu'il peut occuper un cours entier en travaillant sur un conte ou un mythe philosophique, ou bien s'intercaler au sein des autres moyens pédagogiques par l'intermédiaire de courtes histoires.

Les outils pédagogiques

Il est nécessaire de varier les outils pédagogiques, d'inventer et de rechercher de exercices ludiques.

- Différents supports

J'utilise des texte, des vidéos, des affiches et toutes sortes de supports pédagogiques. Je n’hésite pas à solliciter les supports culturels fournis par les élèves, afin d'être en prise avec leur quotidien - et les valoriser est une nécessité. J'apprends toujours ainsi de mes élèves.

- Recueil de proverbes du monde

Notre société multiculturelle et la mondialisation des conflits nous indiquent qu'il est urgent de combattre le communautarisme. On ne peut s'enfermer dans la philosophie occidentale. J'incite les élèves à s’ouvrir à d'autres visions du monde, religieuses ou autres, afin d'en tirer le substrat philosophique. J'utilise pour cela un recueil de proverbes multiculturels.

- Relaxation

À chaque début de séance, j'invite les élèves à la relaxation, à travers une posture droite, afin de libérer l'énergie de la parole et de favoriser l'écoute.


Analyse

Un public en rupture scolaire

Les classes de Modal sont en quelque sorte des classes-relais, qui intègrent des jeunes de 16 à 18 ans, sans projet, sortis du système scolaire. Elles peuvent également intégrer des jeunes venus de l'étranger. Même si ce n’est pas toujours le cas, la plupart des élèves sont des jeunes en détresse psychologique, déscolarisés, voire peu socialisés, apathiques, démotivés et souvent entravés par des problèmes familiaux assez lourds. Ces élèves sont souvent dans le rejet de la scolarité classique. Il suffit de les questionner pour se rendre compte que ce rejet provient de la souffrance face à leur impuissance scolaire et à l'exclusion qui en découle. L'urgence des programmes et l'uniformisation collective de l'enseignement ne respectent pas toujours l'individualité des entendements. Certains élèves décrochent et entrent en rupture scolaire.
Sur ce rejet scolaire vient se greffer l'état d'esprit de l'époque, dont les mots d'ordre consistent « à ne plus se prendre la tête », à réfléchir à court terme ou pas du tout, à s'abrutir dans l'idéologie de la consommation, l'idolâtrie des marques, de l'argent et des valeurs superficielles. Autant dire que je n'arrive pas en terrain conquis et les premiers contacts sont souvent très difficiles. Cela se traduit d'ailleurs dans l'une de leurs expressions « Il va nous r'tourner le cerveau. » Ce que je fais volontiers.

La philosophie n'est pas une psychothérapie

À l'évidence, ce travail remue les consciences et les débats sont des déclencheurs dans le dévoilement de traumatismes psychologiques assez graves. Le débat philosophique ne se substitue pas au travail psychothérapeutique et il n'aborde que les idées générales. L'élève ne se sent donc pas agressé subjectivement. Par contre, l'élève mettra en relation le contenu du débat avec sa propre problématique. Le débat est alors efficace, en aidant l'élève à prendre conscience de la nécessité du travail psychothérapeutique s'il y lieu. Le philosophe travaille ainsi de concert avec le psychologue de l'établissement scolaire. En libérant la parole, on se libère soi-même.

Des résultats positifs

Les élèves de Modal ne peuvent pas être réduits à leur handicap scolaire et certains surprennent par leur intelligence. Leurs difficultés ne sont pas nécessairement liées à un problème cognitif ; le contexte familial, la responsabilité des enseignants, la politique pédagogique des institutions... sont à prendre en compte. Le retour à l'oral, comme outil traditionnel de transmission du savoir, réconcilie l'élève avec l'enseignement.
Paradoxalement, le refus de la dispute et de la confrontation des idées provoque la discorde et le désordre. À l'inverse, l'acceptation du dialogue et du débat public permet de rechercher le « juste milieu » en toute chose et nous invite ainsi à dépasser l'extrémisme et le fanatisme. En se confrontant aux idées contraires aux siennes, l'élève s'achemine vers la maîtrise de soi. Il passe de la réaction à la réflexion, en se rendant disponible à « l'écoute » en canalisant ses affects, ses émotions et son agressivité. Il peut alors construire son discours, développer une plus grande clarté intellectuelle, augmenter ses capacités à l'oral et apprendre à réfléchir par lui-même. Cette pratique est bien sûr incontournable dans une démocratie, car elle forme les élèves à la citoyenneté, au débat public et à leur responsabilité dans l'organisation de la cité.
Mon programme pédagogique est en cours d'élaboration. Il n'est pas figé et ne le sera d'ailleurs jamais. Comme toute innovation pédagogique, « l'entretien philosophique » doit se développer et s'affiner avec le temps et sur le terrain. Face à ces nouvelles pratiques philosophiques, le praticien est souvent livré à lui-même, malgré les échanges qui s'effectuent, lors des colloques notamment. Tout cela est bien trop récent et ma pratique pédagogique est donc en cours d'élaboration. Les résultats sont certes surprenants, mais les critiques constructives me sont aussi indispensables que l'air que je respire.

 

bruno - 16:49 - rubrique > Articles (pédagogie et éducation) - Version imprimable - Permalien - 0 commentaires

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