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Cafés Philos et Nouvelles Pratiques Philosophiques
Penser par soi-même

Entretiens philosophiques en Modal

Participation à l'ouvrage collectif "Philo à tous les étages" 3ème colloque sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques, Nanterre juin 2003, aux Editions du CRDP de Bretagne

Mots-clés :

Entretiens philosophiques en Modal
Bruno Magret
Philosophe-praticien




Déroulement


Nous avons dénommé cette pratique en classe « entretiens philosophiques ». Cette dénomination me paraît acceptable, car c'est une pratique philosophique qui n'a pas la prétention d'être un cours de philosophie. Le programme pédagogique que j'ai établi s'articule autour de trois axes.

La pratique du débat dialectique

- Travail sur la forme du débat

Le débat philosophique n'est pas une accumulation de prises de parole, c'est un travail de recherche en commun, et il est nécessaire d'en construire l'armature. S'affirmer c'est être en mesure de s'effacer. Dire, c'est être capable d'entendre. Prendre la parole, c'est savoir la donner aux autres. Pour cela, une distance doit pouvoir s'opérer entre l'élève et sa parole, afin qu'il puisse justement prendre conscience de celle-ci. Un ensemble de procédures sont alors mises en place pour l'y aider.

* Rôles

Parmi les élèves, un secrétaire est désigné pont résumer ce qui s'est dit pendant le débat. Cela lui permet de travailler son écoute. Le philosophe est animateur du débat, il questionne et aide les élèves à cheminer, tout en testant impartial, sans être choqué par les prises de parole. Il donne la parole et veille au respect de celle-ci. Il reformule en outre ce qui s'est dit, questionne, synthétise et relance le débat, tout en aidant les élèves à dérouler les implications logique de leur discours.

* Choix des thèmes

Les thèmes des débats sont choisis tour à tour par les élèves et par l'animateur. Certains sont imposés et ont pour vocation de faire réfléchir les jeunes sur des sujets et des préoccupations en prise directe avec leur quotidien (le respect, la citoyenneté, le civisme, le rapports entre les hommes et les femmes, la vie dans une société multiculturelle et ethnique, etc.).
Lorsque les élèves posent leurs propres thèmes, ils apprennent alors à « problématiser » correctement leur question (sans induire, par exemple, de réponses a priori). La manière de questionner est ici fondamentale et il leur faut aussi apprendre à se libérer des fausses questions.

* Structure du débat

La structure du débat est dialectique et se décompose en thèse, antithèse et synthèse. Cette décomposition est reportée sur le tableau.

- Thèse : un des élèves tente de poser clairement et correctement une première thèse de travail. Cette première thèse doit répondre correctement à la problématique exposée. Le groupe est sans cesse sollicité sur la pertinence de prises de parole. Si la thèse répond à la question, elle est alors reportée sur le tableau.

- Antithèse : ensuite l'antithèse est recherchée au sein du groupe et doit contredire radicalement la thèse qui a été énoncée. Lorsque l'un des membres du groupe propose une bonne antithèse, celle-ci est à son tour reportée sur le tableau à la colonne antithèse.
L'élève qui a proposé la thèse initiale est, par la suite, lui-même questionné su l'antithèse qu'il aurait pu produire sur son propre discours, afin de l'aider à se distancier de sa propre opinion. Tout au long du débat, les élèves tenteront soit d'améliorer l'argumentation en faveur des deux thèses contradictoires, soit d'en produire d'autres.

- Synthèse : la synthèse transcende les deux thèses opposées et doit venir comme un « éblouissement ». Elle n'est jamais donnée directement et les élèves sont invités à la rechercher pour eux-mêmes. La troisième colonne n'est donc qu'un consensus provisoire.

Chaque élève produit une feuille d'intervention, sur laquelle il a noté son argumentation. Ne prend la parole que celui ou celle qui a effectué ce travail. Cette pratique favorise la distance.

Cette structuration du débat a ses limites et doit s'opérer avec discernement avec des élèves en rupture scolaire. L'écrit les renvoie généralement au traumatisme de l'impuissance scolaire. Le travail sur la forme peur être contraignant. Dans ce cas, l'animateur revient au débat entièrement oral. S'ils contestent les règles, je n'hésite pas à les confronter à leur anarchie.

- Travail sur le fond du débat

L'intérêt du débat réside dans son aspect ludique. L'élève peut ainsi produire de véritables efforts de réflexion sans qu'il s'en rende compte. Le travail sur la forme est très contraignant et il faut éviter de susciter l'ennui chez des élèves hostiles au travail scolaire. Il est donc également impératif de travailler le débat sur le fond, afin de libérer une parole qui est souvent bloquée pont certains. Pour d'autres, le besoin de libérer une violence intérieure en mettant des mots sur leur souffrance est une nécessité.
Après avoir structuré les élèves dans leur façon d'appréhender la discussion, le débat doit redevenir entièrement oral. Le rythme entre le travail sur le fond et sur la forme est à l'appréciation de l'animateur, en fonction des dispositions de la classe ; l'alternance serait le moyen terme. Néanmoins, il m'est arrivé, avec un groupe complètement rebelle au travail scolaire, de passer tout au long de l'année par l'oral. Cette souplesse m'a permis de limiter radicalement l'absentéisme et de modifier, peu à peu, les comportements.

L'entretien philosophique

Lors des débats, le praticien philosophe adopte l'attitude la plus impartiale possible. Cette démarche est nécessaire pour inciter les élèves à réfléchir par eux-mêmes. Toutefois, je me suis rendu compte que cette position n'était pas un absolu et les jeunes m'accusaient parfois de me réfugier derrière me neutralité de façade. Exprimant leurs frustrations, ils tentaient de m'acculer vers mon point de vue. Un refus et je perdais une confiance difficile à obtenir. Finalement, l'évidente impartialité dans ma pratique avec des adultes est beaucoup plus relative face à des jeune en demande de repères. La société est atomisée, même à l'intérieur des familles, et les jeune n'ont pas l'occasion de dialoguer avec des adultes. La scolarité ne répond pas à leurs questionnements et préoccupations d'adolescents. J'ai donc introduit « l'entretien philosophique » dans mon travail pédagogique. Ce dernier consiste en un débat entre les élèves et le philosophe. Le philosophe n'adopte qu'un point de vue et se place impérativement en position d'être contredit. Je finis toujours par leur retourner leurs questions afin d'opérer une maïeutique.

Le cours de philosophie (a minima)

La pensée et la philosophie ont une histoire, une « tradition », que l'on peut transmettre sans pour autant les réduire à cette dimension historique. Il est évident que des élèves ayant eu une scolarité difficile ne peuvent pas accéder au programme appliqué en terminale. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille à tout prix avoir un niveau scolaire élevé pour être initié à la réflexion philosophique. La philosophie est la science de tous. Quel que soit notre niveau intellectuel, notre humanité nous entraîne à nous poser des questions essentielles.
Certes, la conceptualisation et la pensée abstraite sont difficiles pour certains élèves du Modal. La démarche philosophique et la pensée analogique peuvent alors les aider dans l'éveil de leur propre intelligence. La transmission de l'héritage philosophique peut passer par ce que je nomme des « histoires enseignement ». Ces dernières sont des contes, des allégories ou des mythes philosophiques. Ces outils de travail permettent d'obtenir de la part de l'élève une compréhension, sans qu'il ait à produire de gros efforts intellectuels. L'« histoire enseignement » permet de contourner la difficulté purement intellectuelle, en touchant d'abord les intuitions et la sensibilité des élèves. L'histoire de la philosophie antique occidentale, par exemple, est souvent relatée sous cette forme. La pensée et les faits et gestes d'un Socrate, d'un Diogène au d'un Épictète sont souvent transmis de cette manière. L'avantage d'un tel outil tient dans le fait qu'il peut occuper un cours entier en travaillant sur un conte ou un mythe philosophique, ou bien s'intercaler au sein des autres moyens pédagogiques par l'intermédiaire de courtes histoires.

Les outils pédagogiques

Il est nécessaire de varier les outils pédagogiques, d'inventer et de rechercher de exercices ludiques.

- Différents supports

J'utilise des texte, des vidéos, des affiches et toutes sortes de supports pédagogiques. Je n’hésite pas à solliciter les supports culturels fournis par les élèves, afin d'être en prise avec leur quotidien - et les valoriser est une nécessité. J'apprends toujours ainsi de mes élèves.

- Recueil de proverbes du monde

Notre société multiculturelle et la mondialisation des conflits nous indiquent qu'il est urgent de combattre le communautarisme. On ne peut s'enfermer dans la philosophie occidentale. J'incite les élèves à s’ouvrir à d'autres visions du monde, religieuses ou autres, afin d'en tirer le substrat philosophique. J'utilise pour cela un recueil de proverbes multiculturels.

- Relaxation

À chaque début de séance, j'invite les élèves à la relaxation, à travers une posture droite, afin de libérer l'énergie de la parole et de favoriser l'écoute.


Analyse

Un public en rupture scolaire

Les classes de Modal sont en quelque sorte des classes-relais, qui intègrent des jeunes de 16 à 18 ans, sans projet, sortis du système scolaire. Elles peuvent également intégrer des jeunes venus de l'étranger. Même si ce n’est pas toujours le cas, la plupart des élèves sont des jeunes en détresse psychologique, déscolarisés, voire peu socialisés, apathiques, démotivés et souvent entravés par des problèmes familiaux assez lourds. Ces élèves sont souvent dans le rejet de la scolarité classique. Il suffit de les questionner pour se rendre compte que ce rejet provient de la souffrance face à leur impuissance scolaire et à l'exclusion qui en découle. L'urgence des programmes et l'uniformisation collective de l'enseignement ne respectent pas toujours l'individualité des entendements. Certains élèves décrochent et entrent en rupture scolaire.
Sur ce rejet scolaire vient se greffer l'état d'esprit de l'époque, dont les mots d'ordre consistent « à ne plus se prendre la tête », à réfléchir à court terme ou pas du tout, à s'abrutir dans l'idéologie de la consommation, l'idolâtrie des marques, de l'argent et des valeurs superficielles. Autant dire que je n'arrive pas en terrain conquis et les premiers contacts sont souvent très difficiles. Cela se traduit d'ailleurs dans l'une de leurs expressions « Il va nous r'tourner le cerveau. » Ce que je fais volontiers.

La philosophie n'est pas une psychothérapie

À l'évidence, ce travail remue les consciences et les débats sont des déclencheurs dans le dévoilement de traumatismes psychologiques assez graves. Le débat philosophique ne se substitue pas au travail psychothérapeutique et il n'aborde que les idées générales. L'élève ne se sent donc pas agressé subjectivement. Par contre, l'élève mettra en relation le contenu du débat avec sa propre problématique. Le débat est alors efficace, en aidant l'élève à prendre conscience de la nécessité du travail psychothérapeutique s'il y lieu. Le philosophe travaille ainsi de concert avec le psychologue de l'établissement scolaire. En libérant la parole, on se libère soi-même.

Des résultats positifs

Les élèves de Modal ne peuvent pas être réduits à leur handicap scolaire et certains surprennent par leur intelligence. Leurs difficultés ne sont pas nécessairement liées à un problème cognitif ; le contexte familial, la responsabilité des enseignants, la politique pédagogique des institutions... sont à prendre en compte. Le retour à l'oral, comme outil traditionnel de transmission du savoir, réconcilie l'élève avec l'enseignement.
Paradoxalement, le refus de la dispute et de la confrontation des idées provoque la discorde et le désordre. À l'inverse, l'acceptation du dialogue et du débat public permet de rechercher le « juste milieu » en toute chose et nous invite ainsi à dépasser l'extrémisme et le fanatisme. En se confrontant aux idées contraires aux siennes, l'élève s'achemine vers la maîtrise de soi. Il passe de la réaction à la réflexion, en se rendant disponible à « l'écoute » en canalisant ses affects, ses émotions et son agressivité. Il peut alors construire son discours, développer une plus grande clarté intellectuelle, augmenter ses capacités à l'oral et apprendre à réfléchir par lui-même. Cette pratique est bien sûr incontournable dans une démocratie, car elle forme les élèves à la citoyenneté, au débat public et à leur responsabilité dans l'organisation de la cité.
Mon programme pédagogique est en cours d'élaboration. Il n'est pas figé et ne le sera d'ailleurs jamais. Comme toute innovation pédagogique, « l'entretien philosophique » doit se développer et s'affiner avec le temps et sur le terrain. Face à ces nouvelles pratiques philosophiques, le praticien est souvent livré à lui-même, malgré les échanges qui s'effectuent, lors des colloques notamment. Tout cela est bien trop récent et ma pratique pédagogique est donc en cours d'élaboration. Les résultats sont certes surprenants, mais les critiques constructives me sont aussi indispensables que l'air que je respire.

 

bruno le 01.09.07 à 16:49 dans > Articles (pédagogie et éducation) - Version imprimable
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