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Cafés Philos et Nouvelles Pratiques Philosophiques
Penser par soi-même

Touche pas au grisbi !!!

Une histoire de dette


L'avis d'un citoyen lambda


La Grèce a contracté une dette d'argent à l'égard de ses partenaires européens. Ces derniers temps, ce pays semble avoir été mis au pilori par ses créanciers. Selon le récit de Yanis Varoufakis, ex ministre des finances du gouvernement grec : "Leur seul objectif était de nous humilier.". L'Europe ultra libérale a-t-elle voulu mettre à genoux Syriza, le parti de la gauche radicale grecque actuellement en charge du gouvernement à Athènes ?
N'étant prisonnier d'aucune idéologie politique, ce n'est donc pas sur ce terrain que j'envisage, ici, de donner mon point de vue.
Il est vrai que je ne suis qu'un citoyen lambda avec ses lacunes tant économiques que politiques. Mais par contre, sans être pour autant un spécialiste dans ces matières, dans un pays démocratique chaque citoyen(ne) est pourtant appelé(e) à se prononcer sur la manière dont il veut être gouverné. De l'antique démocratie directe athénienne, où le tirage au sort décidait des citoyens qui devaient accéder aux responsabilités, il nous reste les jurés populaires de la Cour d'Assises. Tirés également au sort, et n'étant pas nécessairement des spécialistes du Droit, les jurés peuvent en dernier ressort prendre appui sur leur "intime conviction".
Cette "intime conviction", est une intuition qui n'est pas très éloignée de ce que Descartes appelait la "nature simple". C'est à travers cette "simplicité" de l'intelligence que se révèle "l'évidence claire et distincte" du "bon sens" cartésien, que l'on ne confondra pas ici avec le sens commun. Si nous sommes égaux devant la mort, nous le sommes également dans la "simplicité" de l'intelligence naturelle. La pensée, d'où découle la culture occidentale moderne, recommande de nous inspirer de cette "lumière naturelle" issue de notre propre entendement universel, dont Kant nous invitait à nous servir courageusement pour échapper aux nombreuses tutelles qui nous asservissent. Rappelons-le, Cette "lumière naturelle" est dès la philosophie grecque, en passant par l'Humanisme, au fondement du Grand Siècle des Lumières, puis de nos valeurs démocratiques et républicaines actuelles depuis la Révolution française.
C'est au titre de ce "bon sens" que je revendique le droit de donner mon avis, sans être catégorisé et enfermé dans la vision étroite des partis pris idéologiques et de l'échiquier politique.
Mon avis s'appuiera également sur ma sensibilité humaniste et sur la tradition philosophique de mes racines, puisque cette affaire concerne la Grèce, l'un des berceaux de la pensée occidentale moderne.

Le mépris de nos racines



Nos hommes et nos femmes politiques européens ne se lassent de pas brandir l'étendard des valeurs démocratiques et des Droits de l'homme, face aux idéologies totalitaires, aux dictatures et aux dictateurs qui sont, au nom de cet idéal, assignés devant les tribunaux internationaux. Mais ces hommes et ces femmes politiques semblent oublier que ces valeurs leur sont inspirées par l'héritage que nous a laissé la démocratie athénienne. A l'occasion de ce que l'on a appelé la crise grecque, l'Europe nous a montré un visage intraitable, voire vindicatif et sans compassion, très éloigné de ces valeurs.
Il n'était guère question à ce moment là des Droits de l'homme et du citoyen, mais plutôt d'un scénario dans le style d'un film très connu : "Touche pas au grisbi".
Ceux qui en sont encore à se questionner sur la filiation culturelle de l'Europe, qu'elle soit judéo-chrétienne, gréco-romaine, religieuse ou laïque n'ont pas compris dans quel état de conscience sont les européens, puisque l'esprit qui anime l'Europe d'aujourd'hui repose sur l'étroitesse d'une conception déracinée, purement économiste et financière du "Marché". Les temps sont à la réduction de l'homme, à la petitesse où priment les dettes d'argent sur celles de l'honneur et de l'éthique.
Car au fond, qu'est-ce que la dette financière grecque à côté de l'héritage que la Grèce nous a transmis ? Pourrions-nous nous pavaner aux yeux des autres Etats, en prétendant incarner le monde libre sans cet héritage ? Que seraient nos valeurs telles que la liberté, l'égalité, la fraternité, la laïcité, les Droits de l'homme...sans ce don que la Grèce a fait à l'Europe ? Que seraient nos sciences et nos arts sans ce berceau où reposait l'enfance de l'Europe, dont le nom même est emprunté à la mythologie grecque ?
Mais voilà qu'à présent, les fils et les filles de cette nourricière se retournent contre leur mère, exigeant le remboursement d'une misérable dette d'argent, sous peine d'être exclue de la famille européenne. Notre monde va-t-il si mal ?
Je suis d'ailleurs très étonné de ne pas entendre sur le sujet nos philosophes patentés et médiatisés alors que certains d'entre eux se font pourtant les défenseurs de causes lointaines. Les philosophes académiques sont souvent très ethnocentriques. Ils prétendent que la Grèce antique, par je ne sais quel miracle grec, aurait inventé à elle toute seule la philosophie. Ils font de l'occident le lieu où aurait été inventé l'amour de la sagesse (philosophia en grec), mais les voici incapables de se casquer, telle Athênâ, pour partir en guerre contre la manière dont la Grèce est aujourd'hui traitée par l'Europe. Pourquoi ce silence devant le traitement infligé à leur mère patrie ?

Le temps où l'Europe et la Grèce ont été généreuses avec l'Allemagne




Les européens ont eu pourtant plus d'égard envers l'Allemagne qui, enfantant d'un monstre, a mis l'Europe à feu et à sang sous le régime nazi. Les accords de Londres avaient permis en 1953 à la République Fédérale d'Allemagne d'annuler plus de 60% de la dette qu'elle avait contractée avant et après la seconde guerre mondiale.
Ne l'oublions pas, la Grèce était alors l'un des 21 créanciers de l'Allemagne. Mais l'argent primait déjà sur tout le reste. Il fallait protéger le miracle économique de la nouvelle Allemagne, d'autant que les Etats-Unis souhaitaient que la RFA soit un rempart contre le bloc soviétique. Les créanciers autorisèrent même la suspension des paiements de la pauvre endettée en cas de mauvaise conjecture.
En 1941, un montant de 476 millions de Reichsmarks (la monnaie allemande de l'époque) avait été directement extorqué à la Grèce par l'Allemagne nazie. En 1946, l'Allemagne avait donc été condamnée à payer 7 milliards de dollars à la Grèce. Cette dette, qui n'est toujours pas remboursée, n'était pourtant pas couverte par les accords de Londres de 1953. Lors de la réunification des deux Allemagnes, la Grèce avait généreusement accepté de tirer un trait sur cette dette qui, aujourd'hui, lui rendrait bien service (1).
Pourquoi donc, au regard de ce passé où la Grèce a su, elle, être généreuse, ne pas mutualiser sa dette sur le plan européen ? Pourquoi ne pas renvoyer l'ascenseur ? Nous savons que le coût de cette mutualisation ne représenterait pas grand chose dans le budget européen.
En conséquence, Reste la peur de devoir prendre en charge, maintenant et à l'avenir, les dettes des autres pays européens en difficulté économique. Par exemple, Faudrait-il à présent faire ce cadeau à l'Espagne, à l'Italie ou au Portugal ? Cette peur a été l'une des raisons de la dureté de l'Europe envers la Grèce. Mais on ne peut pas au regard de l'histoire mettre tous les pays européens sur le même plan. C'est oublier que l'Allemagne a une dette envers la Grèce qui a été victime du nazisme. L'Espagne et l'Italie ne risquaient pas de figurer parmi les créanciers de l'Allemagne, puisque les nazis ont été leurs alliés. Quant au Portugal, c'était un pays neutre pendant la seconde guerre mondiale.

La construction artificielle de l'Europe



Et quand bien même ! Certes, à l'avenir, l'Europe serait tenue de mutualiser les créances de chacun de ses membres en cas de difficultés économiques graves. Nous voilà dans un problème causé par les valeurs qui sont au fondement de la construction européenne. Voilà les européens en face de leurs propres contradictions. Si l'Europe est une véritable Nation, doit-elle laisser un de ses membres au bord de la route ? Le temps n'est-il pas venu de fonder une Europe politiquement, économiquement et socialement unie, plutôt qu'une grande foire économique et financière seulement ? A nous d'être vigilants sur le plan politique, économique et social, afin de ne pas laisser entrer n'importe qui dans l'Union européenne. Aveuglés par les profits futurs du "Grand marché" européen, il est vrai que nous n'avons guère été patients dans cette construction de l'Europe. Parfois même, au mépris des peuples, qui à l'occasion de referendums soit-disant démocratiques, s'étaient déclarés majoritairement hostiles à certaines étapes de cette construction. Il est vrai, également, que nous n'avons guère été vigilants jusque là, concernant les capacités économiques et la volonté de respecter les droits humains les plus élémentaires des pays postulants.
Nous avons même entendu dire, que la mystérieuse et opaque banque d'investissement internationale Goldman Sachs aurait aidé la Grèce, en 2001-2002, à maquiller ses comptes pour aider Athènes à rester dans l'Euro (2). Arte, la chaîne de télévision la plus intelligente du paysage audiovisuel français (ce n'est pas difficile), avait produit, il y a quelques temps, un documentaire fort saisissant sur l'emprise de Goldman Sachs en Europe (3)

Etranges ces européens qui ne veulent que partager les bénéfices de cette Grande Europe du Commerce, mais pas les risques. Il ne fallait pas construire l'Europe par le commerce et le petit bout de la lorgnette, mais être patient et la fonder de manière véritablement humaine. L'Europe est aujourd'hui une tour de Babel et le colosse aux pieds d'argile menace de s'écrouler à chaque crise et éternuement politique.

Une Allemagne et une Europe solidaires

Si l'Europe veut survivre, il lui faudra se refonder sur des bases humanistes et solidaires. C'est la solidarité et le partage, et non l'égoïsme des intérêts individuels, qui rendent les hommes forts. C'est tout le contraire de l'illogisme ultra libéral qui tente, à coup de propagande médiatique, de nous faire passer des vessies pour des lanternes. L'égoïsme est un cancer qui divise et détruit le corps social. Et le corps social de l'Europe n'est, quant à lui, même pas encore constitué...Il est d'ailleurs fort possible que l'Europe ne soit très prochainement qu'un enfant mort-né.
Ce visage intraitable de l'Europe vis à vis de la Grèce fut, semble-t-il, principalement porté par l'Allemagne. La Chancelière Angela Merkel se serait montrée très dure vis-à-vis des grecs.



S'il nous faut parler de dettes, il en est qui sont impossibles à rembourser. Il est des crimes dont le pardon même dépasse le cadre purement humain, tout en étant un impensable sur lequel la "raison" et les plus grands penseurs viennent se briser.
Il ne suffit pas, au nom de la réconciliation des peuples d'Europe, qu'un Président français (François Mitterrand) et un Chancelier allemand (Helmut Kohl) se tiennent par la main au cours d'une belle cérémonie à Douaumont, le 22 septembre 1984, pour annuler deux guerres mondiales et une dette liée au plus grand crime contre l'humanité jamais commis. L'inconscient collectif européen n'avance pas à la même vitesse que les calculs politiques et économiques.
Nous sommes encore loin des sept générations, selon la métaphore biblique, pour que l'horreur d'Auschwitz soit digérée par les européens. Chaque enfant qui naît à présent dans cette Europe doit découvrir et admettre un génocide encore impossible à porter dans l'Histoire. Comment expliquer à nos enfants, au-delà des seuls aspects historiques et sociologiques, les raisons profondes qui ont conduit à une telle horreur, pour leur permettre de dépasser ce traumatisme ?
Si comme on le dit, l'Allemagne est à la tête de cette Europe impitoyable vis-à-vis du peuple grec, il serait temps qu'elle fasse un premier pas dans la réparation des dommages qu'elle a causés dans son histoire.
Des hordes germaniques, qui ont plongé une partie de l'Europe sous la tutelle des dictatures aristocratiques renversées par la Révolution française, en passant par le Saint-Empire Romain Germanique, jusqu'au troisième Reich, on ne peut pas dire que l'Allemagne ait été dans son histoire un modèle de démocratie.
Il n'y a pas de germanophobie dans mes propos, pour la simple raison que je suis moi-même citoyen d'un pays au passé colonial, dont l'Etat a nettement collaboré avec les nazis et leurs horreurs.
Par ailleurs, par souci d'objectivité, il est à noté que ces derniers temps, l'Allemagne a donné le ton pour aider les réfugiés. Même si en arrière plan, des besoins démographiques et de main-d'oeuvre ont poussé nos voisins et amis à une telle générosité. Il ne faut pas croire non plus, indépendamment de la dictature des bons sentiments et des émotions, que le débat sur la nécessité d'étendre à l'ensemble des pays européens une telle générosité, est loin d'être clos. Le danger, en agissant dans l'urgence et l'émotion, est de faire vaciller l'opinion européenne dans l'extrême droite. L'enfer est souvent pavé de bonnes intentions. Quoiqu'il en soit, accordons à l'Allemagne de louables intentions.

Mais concernant la dette grecque, l'Histoire donne ici l'occasion à ce grand pays qu'est l'Allemagne, d'être le modèle d'une Europe démocratique et réellement humaniste, et pas seulement d'être le premier moteur économique de l'Union Européenne.
La dette grecque serait pour l'Allemagne l'occasion de montrer au monde qu'un grand pays économiquement fort, peut être aussi solidaire. Jusqu'à présent, les autres semblent avoir échoué.

Bruno Magret




(1) Voir sur le sujet les articles suivants de Mathilde Golla du Figaro et de Le Vif.be, l'Express :
http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2015/01/27/20002-20150127ARTIFIG00150-quand-la-grece-acceptait-d-efface-la-dette-allemande.php
http://www.levif.be/actualite/international/I-allemagne-renvoyee-a-son-passe-sur-la-question-de-la-dette-grecque/article-normal-405047.html

(2) Voir sur le sujet l'article du point :
http://www.lepoint.fr/economie/le-gouvernement-grec-pourrait-poursuivre-goldman-sachs-12-07-2015-1943854_28.php
(3) Voir ce documentaire qui a été diffusé sur Arté :
"Goldman Sachs, la banque qui dirige le monde" de Jérome Fritel et marc Roche.

bruno le 11.09.15 à 16:21 dans > Mes réflexions sur des sujets d'actualité - Version imprimable
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